« Vous voyez Céline, le drôle ! je vous parlais de la nature !… ce pyjama rose est à moi, je n'osais pas le mettre, la surveillante lui a donné !… il lui va bien ! »
Le Vigan nous regarde, lui qu'est surpris que nous trouvions tout ça naturel… alors ? le reste !… tout l'acte ! les bras écartés ! et l'expression, le visage du Christ !
Harras conclut :
« Il a séduit la surveillante ! »
Je ne réponds rien… on peut s'attendre qu'il séduise tout, et bien plus, s'il s'en donne la peine… pourtant une très revêche personne cette surveillante… fana nazi ?… ou polonaise ?… je demande à Harras…
« Je ne sais qu'une chose elle vient de Brno, Moravie, Gross Deutschland … vous ne connaissez pas Brno ? tout, Brno ! nazi ! sudète ! autrichien ! russe !… et anti-tout ! et polonais !… maintenant elle est avec nous… elle fait très bien au lavoir, elle le dirige très sévèrement… et elle aime les peignoirs roses… fanatique ?… peut-être ?… nous verrons !… voyons Le Vigan !
— Monsieur Le Vigan vous devez fumer ?
— Certainement je dois !
— Un artiste comme vous ! moi je n'arrête pas de fumer ! je veux oublier mes soucis !… vous êtes un admirable Christ !… »
La Vigue saute de son divan, il lâche la pose… le voici à la cigarette, jambes croisées, mondain… les deux Polonaises en prière… ne prient plus… se relèvent aussi… viennent s'asseoir contre La Vigue… elles veulent fumer !… Harras leur offre un paquet… deux paquets de « Lucky »… les demoiselles bien contentes tout de suite !… fous rires !… leurs cheveux ont été lavés, vraiment ondulés naturel, longs, très longs… et elles ont arrangé leurs loques, très coquettement, plus du tout des souillons boueuses !… amusantes !… Esmeraldas !… sûrement les conseils de La Vigue… je les verrais très bien place du Tertre… Harras réfléchit…
« Confrère, nous allons parler… une petite modification… vous mes amis, ne fumez pas trop ! mais enfin un peu !… faites-vous plein de sandwichs ! »
Il serre la main à Le Vigan… il embrasse les deux fillettes… et aussi Thomas, dans le fond du fauteuil, qui est en train de se réveiller… il m'emmène l'étage au-dessus… un autre bureau vide… il ferme bien la porte…
« Céline nous partirons demain matin… enfin demain à midi… vous me comprenez n'est-ce pas ?
— Certainement Harras !
— Je ne suis pas sûr de cette vieille fille… elle débauche le pauvre Le Vigan, cela se saura à la Chancellerie… ce n'est pas grave, certes ! mais pas la peine !… assez de scandales !… les jeunes filles encore ça va, mais cette vieille folle ! mes pyjamas roses, surtout ! et que je ne les mets jamais ! tout ça à la Chancellerie, n'est-ce pas ? avec commentaires !… vous me voyez leur expliquer ?… et le crucifix !…
— Impossible, Harras ! impossible ! »
* * *
Le lendemain à midi, en effet… la grosse Mercédès… re-scène des adieux, tout le monde s'embrasse… les petites Polonaises et Le Vigan pleurent… on est en plein sentiments… la surintendante aussi, pleure… les Volksturm aussi… ils s'étaient habitués à nous, déjà… voici les demoiselles dactylos toutes chargées de bouquets, chrysanthèmes, lierres… marguerites, presque en couronnes… on remplit la Mercédès… on s'arrache aux embrassades… Harras met en route… voilà !… pas le même chemin que pour Felixruhe… direction nord-est… voici le poteau, Moorsburg cent kilomètres, pas à se tromper, à droite, nord-est… une route qui a dû être bonne, mais très crevassée… même dangereuse… Harras heureusement va pas vite, on passe un faubourg… deux faubourgs… les champs… betteraves… luzernes… c'est pas la campagne vallonnée… presque plate… à vingt à l'heure on cassera rien !… on entend un peu les sirènes… loin… alertes… fin d'alertes… des bombes aussi… le cœur de la guerre, bombes !… booom ! uuuuuu !
« Dans quinze jours ça sera sérieux… vous ne verrez pas !… »
J'avais rien dit… je pensais à son Moorsburg, ça devait être chouette et on serait bien reçus ! même avec nos gros bouquets !… j'aime pas la campagne, je sais pourquoi… partout vous êtes reçu suspect, alors nous ?… et en Prusse ?… ç'aurait été bien pire en France, je veux !… Moorsburg ?… la très haute protection d'Harras nous servirait pas à grand-chose… qu'à être plus mal piffrés sans doute… est-ce qu'il se faisait des illusions, Harras ? je crois pas… il se débarrassait… il avait pas le choix… le bled où nous allions, un hameau !… il me montre sur la carte : Zornhof… un nom à retenir : Zornhof… on était dans la tragédie, carte pas carte !… ça serait pas mal d'être figurants, seulement figurants… dans quinze jours ça rebombarderait dur, c'était promis… je voyais pas pourquoi ?… notre cas était un peu plus grave !
A force d'aller tout doucement on arrive quand même… je vois une ville là-bas…
« C'est Moorsburg ? »
Oui !… on a mis trois heures… il m'avait prévenu de l'endroit, du pittoresque… exact !… trois… quatre places Vendôme, mettez dans une sous-préfecture, ce qu'il fallait à Frédéric pour faire manœuvrer ses canailles… et aussi les exécutions !… on pouvait voir de toutes les fenêtres, la manœuvre, à la baguette, et aussi le bourreau fonctionner… rouer… du spectacle !… joliment mille fois plus jouissant que nos pauvres branlettes en salles obscures… votre peuple heureux !… pioupious au pas ! tous les auteurs vous le diront, qu'ont tant de mal que le trèpe arrive… à se faire applaudir par trois rangs d'orchestre… et n'est-ce pas après quels tapages !… partouses, placards à la une, strip-tease d'ouvreuses, pancraces de grooms !… nib !… vous pouvez rien faire venir qu'au sang, boyaux hors… à la vérité !… vivisection !… tripes plein le plateau !… l'agonie, voilà ! qui qu'est pas gladiateur ennuie ! et gladiateur éventré !… au spasme !… je nous voyais un petit peu pantelants dans la grosse bouzine… parfaitement marqués à l'épaule, avec notre article 75…
« Je vous vois bien rêveur, Céline !… »
Je disais rien… j'avais rien dit depuis Grünwald… les deux autres non plus…
« Pas vilain du tout, Moorsburg… »
Je voulais être aimable !
« Oh, vous y reviendrez souvent ! tout près Zornhof !… sept kilomètres… une promenade ! mais d'abord ici, je dois vous présenter au Landrat … »
Il arrête l'auto…
« Là maintenant, je dois vous prévenir, le comte Otto von Simmer n'est pas tout jeune… ni très commode… c'est un Landrat de “réserve”, si j'ose dire !… de l'aristocratie prussienne, son père a été gouverneur du grand-duché “Nord et Schleswig”… lui a été colonel pendant l'autre guerre, il a fait Verdun, uhlan à pied, blessé à Douaumont, il boite, vous verrez, il n'aime pas du tout les Français, ni les Russes, ni les nazis, ni les Polonais, ni personne… je crois tout de même qu'il aime assez la baronne von Leiden… vous le verrez là-bas à Zornhof… vous vous amuserez… vous ne direz rien, bien entendu… moi, il me hait, d'abord comme plus jeune que lui, puis comme médecin, puis comme S.S., et puis parce que je vois la baronne… je vais tout de même vous le faire connaître, il faut ! »
En avant donc !… une autre grand-place !… et encore une autre !… c'est ici !… deux vieux factionnaires en civil… chassepots, brassards… L'Hôtel du Landrat…
« Attendez-moi !… je monte lui parler… il viendra vous voir… si il veut !… »
Les factionnaires, garde-à-vous ! Harras passe, monte… dix minutes il redescend avec le Landrat… un birbe de bien soixante-dix ans, très mal rasé, pas de bonne humeur, grincheux… il vient se rendre compte… qui c'est nous ?… d'abord moi, et puis les deux autres… un petit salut et b'jour !… b'jour ! en français… je vois la figure là de tout près, rides et poils… tout de même dirais-je fine, une certaine beauté… presque féminine, de vieille femme… les yeux gris, absolument gris… oh, il regarde droit, pas vieillard du tout…
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