— Non, je veux que tu vendes pour t'en débarrasser.
— Et si tu me laissais respirer un peu, Saul ? Tu as sauvé l'entreprise de Papa, tu lui as assuré sa retraite, tu as retrouvé un travail à tous ses employés : il t'adore, tu es le fils prodigue ! Tu as toujours été le préféré de Papa, de toute façon. Et comme si ça ne suffisait pas, tu as touché le jackpot au passage.
— Mais je vous avais dit de demander des actions à l'époque !
— Tu n'en as pas assez avec ta carrière d'avocat, ta grande maison, tes voitures ? Tu veux plus ? Le PDG en personne nous a dit d'acheter, tout le monde a acheté ! Tous les employés ont acheté ! C'est quoi ton problème ? Ça te rend fou que je puisse gagner de l'argent moi aussi ?
— Quoi ? Mais enfin, pourquoi refuses-tu de m'écouter ?
— Tu t'es toujours senti obligé de m'écraser. Surtout devant Papa. Quand on était gamin, sur le banc, il ne te parlait qu'à toi ! Saul par-ci, Saul par-là !
— Tu dis n'importe quoi.
— Il a fallu que tu te tires pour que je compte un peu à ses yeux. Et encore, lorsque vous étiez en froid, le nombre de fois où il m'a fait sentir que l'entreprise aurait été mieux dirigée si c'était toi qui en avais pris la barre…
— Nathan, tu délires. Si je suis là, c'est pour te dire que Hayendras va mal, les chiffres sont mauvais, dès que ça se saura, le cours de l'action va s'effondrer.
Mon père resta interdit un moment.
— D'où sais-tu cela ? demanda-t-il.
— Je le sais. Je t'en supplie, crois-moi. Je le sais de source sûre. Je ne peux pas t'en dire plus. Vends tout et surtout n'en parle à personne. À personne, tu m'entends ? Je commets un délit grave en t'informant. Si quelqu'un apprend que je t'ai prévenu, j'aurai de graves ennuis, et toi et Papa aussi. Ça va déjà être difficile de vendre un montant pareil en un bloc sans éveiller les soupçons. Tu devrais le faire en plusieurs fois. Dépêche-toi !
Mon père refusa d'entendre raison. Je crois qu'il était aveuglé par la vie que son frère menait à Baltimore et qu'il en réclamait sa part. Je sais qu'Oncle Saul fit tout son possible, qu'il alla jusqu'à se rendre en Floride pour trouver Grand-père et lui demander de convaincre son fils de vendre ses actions.
Grand-père téléphona même à mon père :
— Nathan, ton frère est venu me voir. Il dit qu'on doit absolument vendre nos actions. Peut-être qu'on devrait l'écouter…
— Non, Papa, pour une fois, fais-moi confiance, s'il te plaît !
— Il a dit qu'il nous aiderait à faire un meilleur placement, à investir ailleurs. Faire des placements qui rapporteront. Je t'avoue que je suis un peu inquiet…
— Qu'il se mêle de ce qui le regarde, celui-là ! Pourquoi tu ne me fais pas confiance ? Je peux aussi faire des choses bien, tu sais !
Je crois que mon père jouait sa fierté. Il avait pris une décision, il voulait qu'on la respecte. Il resta sur sa position. Était-ce par conviction ou pour tenir tête à son frère, personne ne le saura jamais. Grand-père ne lui força pas la main, sans doute pour ne pas lui faire de peine.
Tandis que ma mère, dans l'habitacle de ma voiture, continuait son récit, il me revint un souvenir de jeunesse. Je me revis à l'âge de sept ans. Je courais du salon à la cuisine en criant : « Maman ! Maman ! Il y a Oncle Saul à la télévision ! » C'était sa première affaire médiatique, le début de sa gloire. Sur les images, à côté de lui, son client. Dominic Pernell. Je me souviens que pendant plusieurs semaines j'avais fièrement raconté à qui voulait l'entendre qu'on voyait dans les journaux Oncle Saul et le patron de Papa. Ce que j'ignorais, c'est que Dominic Pernell avait été arrêté par la SEC [5] Securities and Exchange Commission. Autorité américaine de surveillance des marchés financiers.
après avoir falsifié les comptes de Hayendras pour faire croire à ses employés à un bilan radieux, et leur revendre dans la foulée pour des millions de dollars de ses propres actions. Il fut condamné par un tribunal de New York à quarante-trois ans de prison. Dans les jours qui suivirent son arrestation, l'action Hayendras s'effondra complètement et sa valeur fut divisée par quinze. La compagnie fut rachetée pour une bouchée de pain par une importante firme allemande, qui existe toujours. Les 700 000 dollars de mon père et de Grand-père ne valaient plus désormais que 46 666,66 dollars.
Baltimore devint la punition de mon père. Leur maison, leurs voitures, les Hamptons, leurs vacances à Whistler, les fastes de Thankgsiving, l'appartement à la Buenavista, la patrouille privée d'Oak Park qui nous considérait comme des intrus : tout était là pour lui rappeler que, là où son frère avait réussi, il avait échoué.
*
Ce jour de juin 2011, après avoir parlé à sa mère, je téléphonai à Oncle Saul. Il semblait content de m'entendre.
— J'ai déjeuné avec ma mère, dis-je. Elle m'a parlé de la vente de la compagnie à Hayendras et de la façon dont Papa a perdu ses économies et celles de Grand-père.
— Dès que j'ai su qu'il avait acheté ces actions, j'ai vraiment essayé de convaincre ton père de les revendre. Après coup, ton père m'a reproché de ne pas lui avoir expliqué plus clairement la situation. Mais il faut que tu comprennes : à ce moment-là, Dominic Pernell était déjà sous le coup d'une enquête de la SEC, il m'avait contacté pour le défendre, je savais qu'il avait menti à ses employés et qu'il leur avait revendu ses actions. Je ne pouvais pas le révéler à ton père : je connais son sens de la justice, il aurait prévenu les autres employés. Ils étaient des milliers comme lui à avoir investi beaucoup d'argent dans des actions de leur propre compagnie. Mais si cela s'était su, si la SEC avait su que j'avais donné des informations à ton père. c'était la prison assurée pour ton grand-père, ton père et moi. Je ne pouvais que le supplier de vendre, il n'a pas voulu m'écouter.
— Est-ce que Grand-père en a voulu à Papa ?
— Je n'en sais rien. Il a toujours dit que non. Après ça, il y a eu une vague de licenciements chez Hayendras, mais ton père a heureusement pu garder son travail. Par contre, Grand-père avait perdu son capital pour sa retraite. Je l'ai aidé depuis ce jour-là.
— Est-ce que tu as aidé Grand-père à cause de la dispute ? Pour te faire pardonner ?
— Non, je l'ai aidé parce qu'il était mon père. Parce qu'il n'avait plus le moindre dollar. Parce que mon argent, je l'avais obtenu grâce à lui. Je ne sais pas ce que ta grand-mère t'a dit à propos de la dispute, mais la vérité est que cela a été un affreux quiproquo, et que j'ai été trop bête et trop fier pour le résoudre. Voilà un trait commun avec ton père : ces moments où l'on ne veut pas entendre raison et que l'on regrette ensuite toute sa vie.
— Grand-mère m'a dit que c'était à cause de ton engagement pour les droits civiques.
— Je n'ai jamais vraiment été engagé pour les droits civiques.
— Mais, et la photo sur la couverture du magazine ?
— J'ai participé à une seule manifestation, pour faire plaisir au père d'Anita, qui était un activiste engagé. Ta tante et moi nous sommes retrouvés au premier rang avec lui, et manque de chance, il y a eu cette photo. C'est tout.
— Comment ça ? Je ne comprends pas. Grand-mère a dit que tu étais sans cesse en train de voyager.
— Elle ne connaît pas toute l'histoire.
— Mais alors, que faisais-tu ? Et qu'est-ce qui a pu faire croire à Grand-père que tu étais tellement impliqué dans la défense des droits civiques ? Quand même, vous ne vous êtes plus parlé pendant douze ans !
Oncle Saul était sur le point de me le révéler, mais nous fûmes interrompus par la sonnette de la porte de sa maison. Il posa le combiné un instant pour aller ouvrir : j'entendis une voix de femme.
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