Je ne compris pas tout de suite.
— Tu veux dire maintenant ?
— Je voudrais que tu rentres à New York. J'aime énormément ta présence, ne te méprends pas. Mais j'ai besoin d'être un peu seul.
— Est-ce que tu es fâché contre moi ?
— Non, pas du tout. Je veux juste être un peu seul.
— Je partirai demain.
— Merci.
De bonne heure, le lendemain matin, je mis ma valise dans le coffre de ma voiture, j'embrassai mon oncle, et je rentrai à New York.
*
Je fus très troublé de la façon dont Oncle Saul me chassa de chez lui. Je profitai d'être de retour à New York pour voir un peu mes parents, et un jour du mois de juin 2011 que j'emmenais ma mère déjeuner dans le restaurant de Montclair où elle avait ses habitudes, nous eûmes une discussion à propos des Baltimore. Nous étions attablés sur la terrasse, il faisait un temps magnifique, et ma mère me dit soudain :
— Markie, à propos de Thanksgiving prochain…
— Thanksgiving est dans cinq mois, Maman. Est-ce que ce n'est pas un peu tôt pour en parler ?
— Je sais, mais ça nous ferait plaisir, à ton père et moi, que nous soyons réunis pour Thanksgiving. Ça fait si longtemps que nous n'avons plus célébré Thanksgiving ensemble.
— Je ne fête plus Thanksgiving, Maman…
— Oh, Markie, ça me fait tellement de peine de t'entendre dire des choses pareilles ! Tu devrais vivre plus dans le présent et moins dans le passé.
— Les Goldman-de-Baltimore me manquent, Maman.
Elle sourit.
— Il y a longtemps que je n'avais plus entendu l'expression Goldman-de-Baltimore. Ils me manquent aussi.
— Maman, ne prends pas mal ma question, mais est-ce que tu as été jalouse d'eux ?
— Je t'ai eu toi, mon chéri, que m'aurait-il fallu de plus ?
— Je repensais à ces vacances à Miami, chez les grands-parents Goldman, où Oncle Saul prenait la chambre, et Papa et toi deviez dormir sur le canapé.
Elle éclata de rire.
— Ça ne nous a jamais dérangés, ton père et moi, de dormir dans la pièce de la télévision. Tu sais, c'était ton oncle qui avait payé pour l'appartement de tes grands-parents, et nous trouvions parfaitement normal qu'il dorme dans la chambre la plus confortable. Chaque fois, avant de venir, ton père téléphonait à Grand-père pour lui demander de nous attribuer la pièce de la télévision et de laisser Saul et Anita dans la chambre d'amis. Chaque fois, ton grand-père disait que Saul l'avait déjà appelé pour lui demander de cesser de faire dormir son frère dans la pièce de la télévision et de lui attribuer à lui la chambre la moins confortable. Ton père et ton oncle finissaient par tirer au sort. Je me rappelle une fois où les Baltimore étaient arrivés avant nous en Floride, et où Saul et Tante Anita avaient déjà pris possession de la pièce de la télévision. Contrairement à ce que tu penses, ça n'a pas toujours été ton père et moi qui y dormions, de loin.
— Tu sais, je me suis souvent demandé si nous aussi, nous aurions pu devenir des Baltimore…
— Nous sommes des Montclair. Et il en sera ainsi pour toujours. Pourquoi vouloir changer ? Chacun est différent, Markie, et peut-être est-ce là le bonheur : être en paix avec ce que l'on est.
— Tu as raison, Maman.
Je crus que le sujet était clos. Nous parlâmes de tout autre chose et, le repas terminé, je ramenai ma mère à la maison. Au moment d'arriver, elle me dit :
— Gare-toi là un instant, Markie, s'il te plaît.
J'obéis.
— Est-ce que tout va bien, Maman ?
Elle me regarda comme elle ne m'avait jamais regardé.
— Nous aurions pu devenir des Baltimore, Markie.
— Que veux-tu dire ?
— Marcus, il y a quelque chose que tu ne sais pas. Lorsque tu étais tout petit, il a fallu vendre la compagnie de Grand-père, qui ne marchait plus…
— Oui, ça je le sais.
— Mais ce que tu ignores, c'est qu'à ce moment-là, ton père a commis une erreur de jugement dont il s'est longtemps voulu…
— Je ne suis pas sûr de comprendre, Maman…
— Markie, en 1985, lorsque la compagnie a été vendue, ton père n'a pas suivi les conseils de Saul. Il a raté l'occasion de gagner énormément d'argent.
Longtemps, je crus que la barrière entre les Montclair et les Baltimore s'était construite avec les aléas du temps. Elle s'était en réalité érigée en une seule nuit, ou presque.
Selon la stratégie élaborée par mon père et Oncle Saul, Goldman & Cie fut vendue en octobre 1985 à Hayendras Inc., une importante société basée dans l'État de New York.
La veille de la vente, mon père, Oncle Saul, Grand-père et Grand-mère se retrouvèrent tous les quatre à Suffern, où Hayendras avait son siège. Mon père et mes grands-parents étaient venus en voiture ensemble depuis le New Jersey, Oncle Saul avait pris un avion jusqu'à La Guardia puis avait loué une voiture.
Ils avaient pris trois chambres dans un Holiday Inn, et ils passèrent toute la journée dans une salle de conférences mise à leur disposition, à relire attentivement les contrats et s'assurer que tout correspondait à ce qui avait été convenu. Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'ils eurent terminé et, à l'initiative de Grand-père, ils allèrent dîner dans un restaurant du quartier. À table, Grand-père regarda ses deux fils et les prit chacun par une main.
— Vous vous souvenez, dit-il, de ces heures passées sur ce banc à nous imaginer tous les trois dirigeant l'entreprise ?
— Tu nous laissais même fumer, s'amusa mon père.
— Eh bien, nous y sommes, mes fils. J'ai attendu ce moment pendant si longtemps. Pour la première fois, nous allons présider ensemble au destin de Goldman & Cie.
— Pour la première et la dernière fois, corrigea Oncle Saul.
— Peut-être, mais au moins cela s'est finalement produit.
Alors ne soyons pas tristes ce soir : trinquons ! À ce moment que nous avons atteint !
Ils levèrent leurs verres de vin et les entrechoquèrent. Puis Grand-père demanda encore :
— Tu es sûr que c'est une bonne idée, Saul ?
— Cette vente à Hayendras ? Oui, c'est la meilleure option. Le prix d'achat n'est pas très élevé, mais c'est ça ou la faillite. Et puis Hayendras va grandir, le potentiel est là, ils sauront développer l'entreprise. Les anciens employés retrouveront tous un poste au sein de Hayendras, c'est ce que tu voulais aussi, non ?
— Oui, absolument, Saul. Je ne veux personne au chômage.
— J'ai calculé qu'après impôts, il restera deux millions de dollars pour vous, expliqua encore Oncle Saul.
— Je sais, dit Grand-père. À ce propos, ta mère, ton frère et moi avons discuté et nous voulons te dire : cette compagnie est à nous quatre. Je l'ai fondée en espérant qu'un jour mes deux fils seraient à la barre, et c'est le cas ce soir. Vous avez réalisé mon souhait et je vous en suis éternellement reconnaissant. L'argent de la vente sera divisé en trois parties égales. Un tiers pour votre mère et moi, et un tiers pour chacun de vous deux.
Il y eut un silence.
— Je ne peux pas accepter, finit par dire Oncle Saul, ému d'être ainsi réintégré parmi les siens. Je ne veux pas de part, je ne la mérite pas.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ? demanda Grand-père.
— Papa, à cause de ce qui s'est passé, je…
— Oublions tout ça, veux-tu ?
— Laisse le passé derrière, Saul, insista mon père. C'est grâce à toi qu'aujourd'hui nos employés, y compris moi, ne finissent pas au chômage et que Papa pourra financer sa retraite.
— C'est vrai, Saul. Grâce à ton aide, ta mère et moi pourrons nous installer au soleil, peut-être en Floride. Comme nous en avons toujours rêvé.
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