Kunszer, qui s’était rappelé la carte de Genève, avait répondu sans réfléchir :
— Il est à Genève.
— À Genève ?
— Oui. Je viens vous dire que votre fils a dû retourner à Genève pour des affaires urgentes. Il est très occupé. Mais il reviendra bientôt.
Le visage du petit père s’était décomposé.
— Je suis si déçu. S’il est allé à Genève, pourquoi ne m’a-t-il pas emmené ?
— L’urgence de la guerre, Monsieur.
— Et quand reviendra-t-il alors ?
— Je suppose très vite.
Le père semblait faible et mal nourri. Pourtant, une agréable odeur de cuisine embaumait l’appartement.
— Vous mangez ? s’était inquiété Kunszer.
— Parfois j’oublie.
— Pourtant ça sent bon chez vous. Vous cuisinez ?
— Je cuisine pour mon Paul-Émile. Tous les midis, je rentre vite de mon travail. Je pars plus tôt, je rentre plus tard. C’est qu’on a rendez-vous avec Paul-Émile pour déjeuner. Rendez-vous à midi précis, il ne faut pas être en retard car le train est à quatorze heures.
— Le train ? Où allez-vous ?
— Mais à Genève, enfin !
— À Genève ? répéta Kunszer qui ne comprenait plus rien. Comment diable comptez-vous vous rendre à Genève ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Mais nous allons à Genève, ça c’est sûr, c’est ce que Paul-Émile a dit. Les jours où il ne vient pas, je suis si triste que je n’ai plus faim. La tristesse, ça vous coupe l’appétit.
C’était tous les jours.
— Alors vous ne mangerez pas aujourd’hui ?
— Non.
— Mais il faut manger quand même ! Il reviendra bientôt.
Kunszer s’était détesté de parler ainsi, de distribuer sa poudre d’espoir. Mais que pouvait-il faire d’autre ? La souffrance, quelle saloperie ; il ne voulait plus infliger de souffrance à ce petit homme.
— Voulez-vous déjeuner avec moi ? avait alors proposé le père. Je vous parlerai de mon fils.
Kunszer avait hésité une seconde. Puis il avait accepté par pitié.
Le père l’avait fait entrer dans l’appartement ; c’était devenu un sordide capharnaüm, l’endroit n’était plus tenu. À côté de la porte, la valise était prête pour le départ.
— Comment connaissez-vous mon fils ? avait demandé le père.
Kunszer n’avait su que répondre ; il ne pouvait pas dire qu’ils étaient amis, ç’aurait été le summum du cynisme.
— Nous sommes collègues, avait-il répondu sans vraiment réfléchir.
Le père s’était légèrement animé.
— Ah, vous êtes aussi un agent des services secrets britanniques ?
Kunszer avait eu envie de sauter par la fenêtre.
— Oui. Mais il ne faut pas le dire.
Le père avait souri, un doigt sur la bouche.
— Bien sûr, bien sûr. Vous autres, vous êtes des gens magnifiques. Ma-gni-fiques !
Après le déjeuner, Kunszer avait proposé de mettre un peu d’ordre dans l’appartement.
— N’avez-vous pas de femme de ménage ?
— Non. Avant je le faisais moi-même, ça m’occupait. Maintenant je n’ai plus trop le cœur à ça.
Kunszer avait déniché un balai, de vieux torchons, un seau d’eau et du savon, et il avait fait le ménage. L’agent de l’Abwehr faisait le ménage chez le père de l’agent anglais qu’il avait fait exécuter.
Lorsqu’il était parti, le père lui avait pris les deux mains, reconnaissant.
— Je ne sais même pas comment vous vous appelez.
— Werner.
Le père avait trouvé que Werner était un drôle de nom pour un Anglais mais il n’avait rien dit pour ne pas le froisser.
— Reviendrez-vous, Monsieur Werner ?
Il devait dire non, il avait voulu dire non. Il ne reviendrait plus, plus jamais, car il ne supportait pas ce face-à-face, et moins encore l’insupportable mensonge. Mais la raison tardant à répondre, c’est son cœur qui avait parlé.
— Bien sûr. À très vite.
Le père avait souri, tout content ; qu’il était bon, cet ami de Paul-Émile qui venait rompre sa solitude.
Et dans son bureau du Lutetia, l’après-midi de ce jour maudit de novembre, Kunszer, atterré, s’était juré de tenir sa promesse à Paul-Émile : chaque semaine, il irait s’occuper de son père, il lui apporterait de quoi vivre. Ce père deviendrait son père et lui deviendrait son fils. Jusqu’à ses derniers jours, s’il le fallait.
Ce fut janvier 1944 à Londres.
Il y avait, tout à côté du British Museum, un café où elle allait tous les jours. Ils avaient passé tant de temps ensemble, ici, assis l’un contre l’autre sur cette banquette, ou joignant leurs mains de part et d’autre de cette table ; elle l’avait trouvé si beau dans son costume gris. Tous les jours, Laura allait en pèlerinage sur les lieux de leur amour ; elle retournait dans les restaurants, dans les théâtres, elle refaisait leurs promenades. Parfois, elle portait les mêmes robes. Au cinéma, elle prenait deux billets. Et elle restait des heures dans ce café, à relire des poèmes qu’il lui avait écrits. Elle laissait passer le temps, en espérant que passe le chagrin.
Cette année, Laura allait avoir vingt-cinq ans. Stanislas, quarante-huit ; Gros, trente ; Key, vingt-sept, et Claude, vingt-deux ans. Il y avait deux ans et demi qu’ils avaient rejoint le SOE ; ils avaient tant changé. Tout avait changé. Laura entrait dans son troisième mois de grossesse. Personne n’était au courant, et, sous les vêtements d’hiver, on ne décelait encore rien. Mais il faudrait bientôt qu’elle l’annonce. Elle fit de Gros son premier confident. Elle l’emmena dans le petit café du British Museum ; ils burent du thé pendant des heures, jusqu’à ce qu’elle trouve le courage de murmurer :
— Gros, je suis enceinte…
Le géant ouvrit de grands yeux.
— Enceinte ? Mais de qui ?
Elle éclata de rire. C’était la première fois qu’elle riait depuis bien longtemps.
— De Pal.
Le visage de Gros s’illumina.
— Ça alors ! Enceinte de combien ?
— Trois mois.
Il compta dans sa tête. Trois mois, ça remontait à cet octobre de malheur. Ils étaient à Paris quand ils avaient fait l’enfant. Il ne savait pas si c’était très beau ou très triste.
— Gros, qu’est-ce que je dois faire ? demanda Laura, des larmes dans les yeux. Je porte le fils d’un mort.
— Tu portes le fils d’un héros ! Un héros ! Pal, c’était le meilleur d’entre nous.
Gros se leva de sa chaise pour s’asseoir sur la banquette, à côté d’elle, et il la serra fort contre lui.
— Faudra que t’en parles à Stan, murmura-t-il. Faut plus que tu fasses d’opérations.
Elle hocha la tête.
— Mais cet enfant n’aura pas de père…
— On sera tous son père. Key, Stan, Claude. Moi aussi je serai son père. Pas son vrai père, tu comprends ce que je veux dire. Mais son père un peu, parce que je l’aimerai comme mon propre enfant.
Et Gros, empli soudain d’une force extraordinaire, sentit que son cœur se remettait à battre ; oui, il jurait de les protéger, elle et son enfant, de les protéger toujours. Ils ne connaîtraient jamais la peur, ni la détresse, ni la haine, parce qu’il serait là. Toujours. Il le chérirait comme personne, cet orphelin pas encore né, il lui donnerait jusqu’à sa vie, lui qui n’aurait sans doute jamais de descendance. Cet enfant, ce serait son rêve désormais. Et sur la banquette du café, Gros serra Laura un peu plus fort pour être sûr qu’elle comprenne tous ces mots qu’il n’osait pas dire.
C’était janvier 1944 à Paris.
Kunszer était mélancolique. Il savait qu’ils allaient perdre la guerre. Ils ne tiendraient probablement pas une année de plus. Ce n’était plus qu’une question de temps. Il n’aimait plus le Lutetia. Pourtant, c’était un bel hôtel. Des salons superbes, des chambres-bureaux confortables, une histoire magnifique ; mais depuis qu’ils s’y étaient installés, il y avait trop d’uniformes, trop de bottes, trop de raideur germanique. Il aimait l’hôtel, mais il n’aimait pas ce qu’ils en avaient fait.
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