Stanislas s’assit sur le bord du lit et posa son bras sur l’épaule de son jeune camarade.
— Pleure, mon fils, pleure, va. Tu verras comme ça fait du bien.
Aimé était mort après un accrochage avec une patrouille, alors qu’il s’apprêtait à perpétrer un sabotage ferroviaire. En France, les opérations du SOE battaient leur plein.
*
Quelques jours passèrent. Pal et Faron s’installèrent ensemble à Bloomsbury, Faron occupant la chambre de Key, même si Stanislas estimait que ses camarades auraient mieux fait de se contenter des foyers de transit du SOE, pour éviter les fantômes.
Rapidement, les deux hommes s’ennuyèrent ; ils étaient seuls, ils ne savaient pas quoi faire. Londres sans le reste du groupe, ce n’était pas vraiment Londres. Pal s’occupa l’esprit en marchant, au hasard. Il marchait de l’appartement jusqu’à Portman Square et il retrouvait Stanislas pour déjeuner. Une après-midi, il alla même jusqu’à Chelsea. Il voulait donner à France Doyle des nouvelles de sa fille.
En le voyant, elle ne put s’empêcher d’éclater en sanglots.
— Oh, Pal, j’espère que vous ne m’apportez pas une mauvaise nouvelle.
Elle le serra contre elle. Il y avait des mois qu’elle se rongeait les sangs, même si elle recevait régulièrement ces stupides lettres de l’armée, ne-vous-inquiétez-pas-tout-va-bien . Le fils la tranquillisa :
— Laura va bien. Je viens vous rassurer, Madame.
Ils s’installèrent dans un boudoir du premier étage pour être tranquilles. Ils burent du thé, se regardèrent beaucoup mais parlèrent peu. Il y avait trop à dire. Pal s’en alla à la toute fin de l’après-midi, déclinant une invitation à dîner : il ne fallait pas que Richard le voie, il ne fallait pas qu’il reste trop ici. C’était mauvais pour lui, pour France, et de surcroît strictement interdit.
Après son départ, France resta dans le boudoir, immobile, longtemps. Elle pensait à sa fille, à Pal, et pour garder le moral elle songea à l’avenir. Ils pourraient se marier, ils en avaient l’âge. Elle organiserait tout ; elle avait tant d’idées. La cérémonie aurait lieu dans le Sussex, les parents de Richard y possédaient un manoir, une magnifique propriété qu’ils mettraient certainement à leur disposition. Ils seraient unis dans la chapelle voisine, par le vicaire, l’évêque peut-être. L’évêque sûrement, Richard ferait une généreuse donation. Puis les invités, conduits dans les jardins des grands-parents, seraient émerveillés par la fête et le faste. On aurait dressé sur l’impeccable pelouse d’immenses tentes blanches. Buffets froids, buffets chauds, produits de la terre et produits de la mer, gastronomie française partout et foie gras dans toutes ses déclinaisons. Photographes, souvenirs pour chacun. On pourrait même tourner un film. S’il faisait beau, on mettrait du parquet près de la grande fontaine, face à l’étang et aux cygnes, et l’on y danserait jusqu’au matin. Ce serait l’été. L’été prochain peut-être. Pal et Laura seraient magnifiques.
Elle connaissait le chemin par cœur désormais. Elle arrivait de la gare de Lyon, avec sa bicyclette, et rejoignait le Quartier latin par le boulevard Saint-Germain, en longeant la Seine. Elle aimait la Seine.
C’étaient les beaux jours de l’automne, elle portait une robe légère, et dans une sacoche en toile, sur son porte-bagages, l’enveloppe que Pal lui avait confiée un mois plus tôt. Elle avait cédé ; elle avait décidé de la livrer malgré tout. Elle ne pouvait pas la garder pour elle, juste pour se venger de Pal : c’était la guerre, et la guerre en avait peut-être besoin. Elle savait bien que, dans l’enveloppe, les mots, sans doute anodins, formaient des codes insoupçonnables annonçant un bombardement, ou apportant une information de premier ordre. Ne pas apporter cette lettre, c’était être une traîtresse ; c’était peut-être même compromettre le cours des opérations de résistance. Alors elle avait cédé. Mais la prochaine fois que Pal viendrait, elle le menacerait, elle exigerait d’accomplir des tâches plus importantes. Elle pouvait faire bien plus que cette ridicule besogne qu’il lui assignait. Elle avait des tas de qualités, elle était discrète, fiable, et elle avait même une arme. Tout en pédalant, boulevard Saint-Germain, elle effleura le haut de sa cuisse droite, couvert par sa robe, là où étaient accrochés l’étui et le petit pistolet que Faron lui avait remis.
*
Kunszer avait passé une partie de l’après-midi à regarder la photographie de sa Katia. Il l’avait encadrée à présent, pour qu’elle ne s’abîme pas. Toute la journée, il avait béni sa petite Katia et maudit les Anglais. Il avait fait tout ce qu’il pouvait faire pour s’occuper, et à présent, il étouffait dans son bureau. Il ne supportait plus le Lutetia. Il voulait sortir, marcher un peu. Marcher lui ferait du bien. Il prit le boulevard Raspail, et descendit jusqu’au carrefour Saint-Germain. Il défit sa cravate, ouvrit le premier bouton de son col. Il flâna à Saint-Germain, profitant de l’ombre des arbres ; il s’était trop couvert, septembre était doux. Il suait.
Il trouva une terrasse et s’y installa. Il avait soif. Il commanda une boisson fraîche, et se laissa aller à contempler les passantes. Il pensait à Katia. Il se sentait seul.
*
Marie venait de déposer l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Sa tâche accomplie, elle se hâta de remonter sur son vélo. Elle s’engagea à nouveau sur le boulevard Saint-Germain, en direction de la Tour Eiffel. Il y avait toujours du monde sur le boulevard, il était facile de se fondre dans la foule. Pal le lui avait dit.
*
À la terrasse, il observait l’agitation du boulevard. C’était une bonne distraction. Une très jolie jeune femme passa devant lui, sur une bicyclette. Elle avait vingt-cinq ans peut-être, elle ressemblait à Katia. Kunszer sentit son cœur battre plus vite, plus fort ; il avait envie de lui courir après, envie de l’aimer, ne serait-ce que pour oublier sa Katia. Il parlait français sans le moindre accent, il pouvait l’aborder. Elle ne saurait jamais qu’il était un sale Allemand. Ils pourraient aller au cinéma ensemble. Il avait envie de se sentir beau encore. Il se leva de sa chaise, il voulait s’offrir à cette jeune Française.
Un vent léger traversa alors le boulevard. Il fit à peine frémir les feuilles des platanes. Mais se mêlant à l’élan de la bicyclette, il souleva durant une fraction de seconde la robe de Marie. Et Kunszer, qui n’avait pas quitté la jeune femme des yeux, aperçut alors le canon d’une arme.
Pal et Faron dînaient chez Stanislas, sur Knightsbridge Road. Autour de la table en chêne, trop grande pour eux trois, ils épuisèrent tous les sujets de conversation, pour ne pas parler de la guerre. Et lorsqu’ils les eurent tous passés en revue, même la mode ou les prévisions météorologiques en Irlande, il fallut bien qu’ils y viennent.
— Quoi de neuf chez les gradés ? osa demander Faron.
Stanislas mâcha longuement le morceau de dinde qu’il avait en bouche, tandis que ses deux convives le dévisageaient. Pal et Faron avaient compris que Stanislas occupait depuis quelque temps de très importantes fonctions au sein de l’État-major, mais ils ne savaient rien de plus. Ils ignoraient qu’il avait désormais son bureau au quartier général du SOE, au très secret 64 Baker Street, d’où étaient gérées l’ensemble des opérations des sections, qui s’étendaient à présent de l’Europe jusqu’à l’Extrême-Orient.
— La guerre, juste la guerre, finit par répondre Stanislas.
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