Je me gardai de préciser à Nancy que Nola avait passé la semaine avec Harry à Martha’s Vineyard, et non pas avec Elijah Stern. Elle semblait d’ailleurs ne pas en savoir beaucoup plus sur la relation entre Nola et ce dernier.
— Je crois qu’avec Stern, c’était une sale histoire, reprit-elle. Surtout maintenant que j’y repense. Luther Caleb venait la chercher à Aurora en voiture, dans une Mustang bleue. Je sais qu’il la conduisait à Stern. Tout se faisait en cachette, évidemment, mais j’ai été témoin de cette scène, une fois. Sur le moment Nola m’avait dit : « Surtout, n’en parle jamais ! Jure-le, au nom de notre amitié. Nous aurions des ennuis toutes les deux. » Et moi : « Mais Nola, pourquoi est-ce que tu vas chez ce vieux type ? » Elle avait répondu : « Par amour. »
— Mais quand est-ce que cela a commencé ? demandai-je.
— Je ne saurais pas vous le dire. Je l’ai appris pendant l’été, sans me rappeler quand. Il s’est passé tant de choses, cet été-là. Peut-être bien que cette histoire durait depuis bien plus longtemps, peut-être même depuis des années, qui sait.
— Mais vous en avez parlé à quelqu’un finalement, non ? Lorsque Nola a disparu.
— Évidemment ! J’en ai parlé au Chef Pratt. Je lui ai dit tout ce que je savais, tout ce que je vous ai dit à vous. Il m’a dit de ne pas m’en faire et qu’il tirerait toute cette affaire au clair.
— Et seriez-vous prête à répéter tout ceci devant un tribunal ?
— Bien sûr, s’il le faut.
J’avais assez envie d’avoir une seconde conversation avec le révérend Kellergan en présence de Gahalowood. Je téléphonai à ce dernier pour lui soumettre mon idée.
— Interroger ensemble le père Kellergan ? J’imagine que vous avez une idée derrière la tête.
— Oui et non. J’aimerais aborder avec lui les nouveaux éléments de l’enquête : les relations de sa fille et les coups qu’elle recevait.
— Vous voulez quoi ? Que j’aille demander au père si par hasard sa fille n’était pas une traînée ?
— Allons, sergent, vous savez que nous sommes en train de mettre au jour des éléments importants. En une semaine, toutes vos certitudes ont été balayées. Pouvez-vous, aujourd’hui, me dire qui était vraiment Nola Kellergan ?
— D’accord, l’écrivain, vous m’avez convaincu. Je viendrai à Aurora demain. Le Clark’s, vous connaissez ?
— Bien sûr. Pourquoi ?
— Rendez-vous à dix heures là-bas. Je vous expliquerai.
Le lendemain matin, je me rendis au Clark’s avant l’heure de notre rendez-vous pour pouvoir parler un peu du passé avec Jenny. Je mentionnai le bal de l’été 1975, dont elle me raconta que c’était l’un de ses plus mauvais souvenirs de bal, elle qui s’était imaginée y aller au bras de Harry. Le pire avait été au moment de la tombola, lorsque Harry avait remporté le premier prix. Elle avait secrètement espéré qu’elle serait l’heureuse élue, que Harry viendrait la chercher un matin et qu’il l’emmènerait pour une semaine d’amour au soleil.
— J’ai eu de l’espoir, me dit-elle, j’ai tellement espéré qu’il me choisisse. Je l’ai attendu tous les jours. Puis, à la toute fin du mois de juillet, il a disparu pendant une semaine, et j’ai compris qu’il était probablement parti pour Martha’s Vineyard sans moi. J’ignore avec qui il y est allé…
Je mentis pour la protéger un peu :
— Seul, dis-je. Il est parti seul.
Elle sourit, comme si elle était soulagée. Puis elle dit :
— Depuis que je sais pour Harry et Nola, depuis que je sais qu’il lui a écrit ce livre, je ne me sens plus femme. Pourquoi l’a-t-il choisie elle ?
— Ce genre de choses ne se commande pas. Tu ne t’es jamais doutée pour lui et Nola ?
— Harry et Nola ? Mais enfin, qui aurait pu s’imaginer une chose pareille ?
— Ta mère, non ? Elle affirme qu’elle était au courant depuis toujours. Est-ce qu’elle ne t’en avait jamais parlé auparavant ?
— Elle n’a jamais parlé d’une relation entre eux. Mais c’est vrai qu’après la disparition de Nola, elle a dit qu’elle soupçonnait Harry. Je me souviens d’ailleurs que le dimanche, Travis, qui était en train de me courtiser, venait parfois déjeuner à la maison, et que Maman ne cessait de répéter : « Je suis sûre que Harry est lié à la disparition de la petite ! » Et Travis répondait : « Il faut des preuves, Madame Quinn, sinon ça ne tient pas la route. » Et ma mère répétait encore : « J’avais une preuve. Une preuve irréfutable. Mais je l’ai perdue. » Moi je n’y ai jamais cru. Maman lui en voulait surtout à mort à cause de sa garden-party.
Gahalowood me rejoignit au Clark’s à dix heures précises.
— Vous avez mis le doigt où ça fait mal, l’écrivain, me dit-il en s’installant au comptoir, à côté de moi.
— Pourquoi ça ?
— J’ai fait mes recherches sur ce Luther Caleb. Ça n’a pas été facile, mais voici ce que j’ai trouvé : il est né en 1940, à Portland, dans le Maine. J’ignore ce qui l’amène dans la région, mais entre 1970 et 1975, il a été fiché par les polices de Concord, de Montburry et d’Aurora pour des comportements déplacés envers des femmes. Il traînait dans les rues, il abordait des femmes. Il y a même eu une plainte déposée contre lui par une certaine Jenny Quinn, devenue Dawn. C’est elle qui tient cet établissement. Plainte pour harcèlement, déposée en août 1975. Voilà pourquoi je voulais que nous nous retrouvions ici.
— Jenny a déposé plainte contre Luther Caleb ?
— Vous la connaissez ?
— Bien sûr.
— Faites-la venir ici, voulez-vous.
Je demandai à un des serveurs d’aller chercher Jenny, qui était en cuisine. Gahalowood se présenta et lui demanda de parler de Luther. Elle haussa les épaules :
— Pas grand-chose à dire, vous savez. C’était un gentil garçon. Très doux malgré son apparence. Il venait de temps en temps ici, au Clark’s. Je lui offrais du café et un sandwich. Je ne le faisais jamais payer, c’était un pauvre bougre. Il me faisait un peu de peine.
— Pourtant vous avez porté plainte contre lui, dit Gahalowood.
Elle eut l’air étonnée :
— Je vois que vous êtes très bien renseigné, sergent. Ça remonte à longtemps en arrière. C’est Travis qui m’a poussée à porter plainte. À l’époque, il disait que Luther était dangereux et qu’il fallait le tenir à l’écart.
— Pourquoi dangereux ?
— Cet été-là, il rôdait beaucoup à Aurora. Il s’est montré parfois agressif avec moi.
— Pour quelle raison Luther Caleb s’est-il montré violent ?
— Violent est un grand mot. Disons agressif. Il insistait pour… Enfin, ça va peut-être vous paraître ridicule…
— Dites-nous tout, Madame. C’est peut-être un détail important.
Je fis un geste de la tête pour encourager Jenny à parler.
— Il insistait pour me peindre, dit-elle.
— Vous peindre ?
— Oui. Il disait que j’étais une belle femme, qu’il me trouvait magnifique et que tout ce qu’il voulait, c’était pouvoir me peindre.
— Qu’est-il devenu ? demandai-je.
— Un jour, on ne l’a plus revu, me répondit Jenny. À ce qu’on dit, il se serait tué en voiture. Faut demander à Travis, il saura sûrement.
Gahalowood me confirma que Luther Caleb était mort dans un accident de la route. Le 26 septembre 1975, soit quatre semaines après la disparition de Nola, sa voiture avait été retrouvée en contrebas d’une falaise, près de Sagamore, dans le Massachusetts, à environ deux cents miles d’Aurora. En outre, Luther avait suivi une école de beaux-arts à Portland, et selon Gahalowood, on pouvait commencer à croire sérieusement que c’était lui qui avait peint le tableau de Nola.
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