— Ce livre, Nola, ce ne sont que des horreurs. Ce ne sont que des mots horribles.
— Que sont des mots horribles ?
— Des mots sur toi que je ne devrais pas écrire. Mais c’est à cause de ce que je ressens.
— Et que ressentez-vous, Harry ?
— De l’amour. Tellement d’amour !
— Mais alors ces mots, faites-en de beaux mots ! Mettez-vous au travail ! Écrivez de beaux mots !
Elle le prit par la main, elle l’installa sur la terrasse. Elle lui apporta ses feuillets, ses carnets, ses stylos. Elle fit du café, fit jouer un disque d’opéra et ouvrit les fenêtres du salon pour qu’il l’entende bien. Elle savait que la musique l’aidait à se concentrer. Docilement, il rassembla ses esprits et se mit à tout recommencer ; il se mit à écrire un roman d’amour, comme si Nola et lui, c’était possible. Il écrivit pendant deux bonnes heures, les mots venaient d’eux-mêmes, les phrases se dessinaient parfaitement, naturellement, jaillissant de son stylo qui dansait sur le papier. Pour la première fois depuis qu’il était là, il eut l’impression que son roman était véritablement en train de naître.
Lorsqu’il leva les yeux de sa feuille, il remarqua que Nola, installée sur un fauteuil en osier, en retrait pour ne pas le déranger, s’était endormie. Le soleil était superbe, il faisait très chaud. Et soudain, avec son roman, avec Nola, avec cette maison au bord de l’océan, il lui sembla que sa vie était une vie merveilleuse. Il lui sembla même que quitter Aurora n’était pas une mauvaise chose : il terminerait son roman à New York, il deviendrait un grand écrivain, et il attendrait Nola. Au fond, partir ne signifiait pas la perdre. Au contraire peut-être. Dès la fin de son lycée, elle pourrait venir à l’université à New York. Et ils seraient ensemble. D’ici là, ils s’écriraient, ils se verraient pendant les vacances. Les années s’écouleraient et bientôt, leur amour ne serait plus un amour interdit. Il réveilla Nola, doucement. Elle sourit et s’étira.
— Avez-vous bien écrit ?
— Très.
— Formidable ! Pourrais-je lire ?
— Bientôt. C’est promis.
Un vol de mouettes passa au-dessus de l’eau.
— Mettez des mouettes ! Mettez des mouettes dans votre roman !
— Il y en aura à chaque page, Nola. Et si nous partions quelques jours faire ce voyage à Martha’s Vineyard ? Il y a une chambre de libre la semaine prochaine.
Elle rayonna :
— Oui ! Partons ! Partons ensemble.
— Mais que diras-tu à tes parents ?
— Ne vous inquiétez pas, Harry chéri. Je m’occupe de mes parents. Souciez-vous d’écrire votre chef-d’œuvre et de m’aimer. Alors vous restez ?
— Non, Nola. Je dois partir à la fin du mois parce que je ne peux plus payer cette maison.
— La fin du mois ? Mais c’est maintenant.
— Je sais.
Ses yeux se mouillèrent de larmes :
— Ne partez pas, Harry !
— New York, ce n’est pas loin. Tu viendras me rendre visite. Nous nous écrirons. Nous nous téléphonerons. Et pourquoi ne viendrais-tu pas à l’université là-bas ? Tu m’as dit que tu rêvais de voir New York.
— L’université ? Mais c’est dans trois ans ! Trois ans sans vous, je ne peux pas, Harry ! Je ne tiendrai pas le coup !
— Ne t’en fais pas, le temps passera vite. Quand on s’aime, le temps vole.
— Ne me quittez pas, Harry. Je ne veux pas que Martha’s Vineyard soit notre voyage d’adieu.
— Nola, je n’ai plus d’argent. Je ne peux plus rester ici.
— Non Harry, pitié. Nous trouverons une solution. Est-ce que vous m’aimez ?
— Oui.
— Alors si nous nous aimons, nous trouverons une solution. Les gens qui s’aiment trouvent toujours une solution pour s’aimer davantage. Promettez au moins d’y réfléchir.
— Je te le promets.
Ils étaient partis une semaine plus tard, à l’aube du lundi 28 juillet 1975, sans avoir jamais reparlé de ce départ qui était devenu inévitable pour Harry. Il s’en voulait de s’être laissé prendre par ses ambitions et ses rêves de grandeur : comment avait-il pu avoir la naïveté de vouloir écrire un grand roman en l’espace d’un été ?
Ils s’étaient retrouvés à quatre heures du matin, sur le parking de la marina. Aurora dormait. Il faisait encore nuit. Ils avaient roulé à bonne allure jusqu’à Boston. Ils y avaient pris le petit déjeuner. Puis ils avaient continué presque d’une traite jusqu’à Falmouth, d’où ils avaient pris le ferry. Ils étaient arrivés sur l’île de Martha’s Vineyard en toute fin de journée. Depuis, ils vivaient comme dans un rêve, dans ce magnifique hôtel du bord de l’océan. Ils se baignaient, ils se promenaient, ils dînaient en tête à tête dans la grande salle à manger de l’hôtel, sans que personne ne les regarde ni pose des questions. À Martha’s Vineyard, ils pouvaient vivre.
*
Il y avait désormais quatre jours qu’ils étaient là. Étendus sur le sable chaud, dans leur crique, à l’abri du monde, ils ne pensaient plus qu’à eux et au bonheur d’être ensemble. Elle jouait avec l’appareil photo et lui, pensait à son livre.
Elle avait dit à Harry que ses parents la croyaient chez une amie, mais elle avait menti. Elle s’était enfuie de chez elle, sans prévenir personne : une semaine d’absence à justifier, cela aurait été trop compliqué. Alors, elle était partie sans rien dire. À l’aube, elle était sortie par la fenêtre de sa chambre. Et pendant qu’elle et Harry se prélassaient sur la plage, à Aurora, le révérend Kellergan se rongeait les sangs. Le lundi matin, il avait trouvé la chambre vide. Il n’avait pas prévenu la police. D’abord la tentative de suicide, puis une fugue ; s’il prévenait la police, tout le monde saurait. Il s’était donné sept jours pour la trouver. Sept jours comme le Seigneur a fait la semaine. Il passait ses journées en voiture, à arpenter la région, à la recherche de sa fille. Il redoutait le pire. Après sept jours, il s’en remettrait aux autorités.
Harry ne se doutait de rien. Il était aveuglé par l’amour. De même que le matin du départ pour Martha’s Vineyard, lorsque Nola l’avait rejoint à l’aube sur le parking de la marina, il n’avait pas vu la silhouette tapie dans l’obscurité, qui les observait.
Ils rentrèrent à Aurora dans l’après-midi du dimanche 3 août 1975. En passant la frontière entre le Massachusetts et le New Hampshire, Nola se mit à pleurer. Elle dit à Harry qu’elle ne pourrait pas vivre sans lui, qu’il n’avait pas le droit de partir, qu’un amour comme le leur, il n’y en avait qu’un seul par vie, et encore. Et elle suppliait : « Ne me quittez pas, Harry. Ne me laissez pas ici. » Elle lui disait qu’il avait tellement bien avancé son livre ces derniers jours qu’il ne pouvait pas courir le risque de perdre son inspiration. Elle l’implorait : « Je m’occuperai de vous, et vous n’aurez qu’à vous concentrer sur l’écriture. Vous êtes en train d’écrire un roman magnifique, vous n’avez pas le droit de tout gâcher. » Et elle avait raison : elle était sa muse, son inspiration, celle grâce à qui il pouvait soudain écrire si bien, si vite. Mais c’était trop tard ; il n’avait plus d’argent pour payer la maison. Il devait partir.
Il déposa Nola à quelques blocs de chez elle et ils s’embrassèrent une dernière fois. Ses joues étaient couvertes de larmes, elle s’agrippait à lui pour le retenir.
— Dites-moi que vous serez toujours là demain matin !
— Nola, je…
— Je vous apporterai des brioches chaudes, je ferai le café. Je ferai tout. Je serai votre femme et vous serez un grand écrivain. Dites-moi que vous serez là…
— Je serai là.
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