— Que lui aviez-vous dit pour la maison ? demandai-je.
— Que je l’aimais plus que tout, que je voulais rester près d’elle et que j’avais pu trouver un arrangement avec mon banquier qui me permettait de poursuivre cette location. C’est grâce à elle que j’ai pu écrire ce livre, Marcus. Je n’allais plus au Clark’s, on ne me voyait presque plus en ville. Elle veillait sur moi, elle s’occupait de tout. Elle me disait même que je ne pouvais pas faire les courses tout seul parce que je ne savais pas ce qu’il me fallait, et nous allions faire des courses ensemble dans des supermarchés éloignés, là où nous étions tranquilles. Lorsqu’elle réalisait que j’avais sauté un repas ou dîné de barres chocolatées, elle se mettait en colère. Quelles merveilleuses colères. J’aurais voulu que ces douces colères m’accompagnent dans mon œuvre et dans ma vie pour toujours.
— Alors vous avez vraiment écrit Les Origines du mal en quelques semaines ?
— Oui. J’étais habité par une espèce de fièvre créatrice que je n’ai plus jamais eue. Était-elle déclenchée par l’amour ? Sans aucun doute. Je crois que quand Nola a disparu, une partie de mon talent a disparu avec elle. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous supplie de ne pas vous inquiéter lorsque vous peinez à trouver l’inspiration.
Un gardien nous annonça que la visite était sur le point de se terminer et nous invita à conclure.
— Et donc, vous dites que Nola emportait le manuscrit avec elle ? repris-je rapidement pour ne pas perdre le fil de notre discussion.
— Elle emportait les parties qu’elle avait retapées. Elle les lisait et me donnait son avis. Marcus, ce mois d’août 1975, ça a été le paradis. J’ai été tellement heureux. Nous avons été tellement heureux. Mais je restais malgré tout hanté par l’idée que quelqu’un savait pour nous deux. Quelqu’un qui était prêt à saloper un miroir avec des horreurs. Ce même quelqu’un pouvait nous épier de la forêt et tout voir. Ça me rendait malade.
— Est-ce la raison pour laquelle vous avez voulu partir ? Ce départ que vous aviez prévu ensemble, le soir du 30 août, pourquoi ?
— Ça, Marcus, c’était à cause d’une terrible histoire. Vous enregistrez, là ?
— Oui.
— Je vais vous raconter un épisode très grave. Pour que vous compreniez. Mais je ne veux pas que cela s’ébruite.
— Comptez sur moi.
— Vous savez, pendant notre semaine à Martha’s Vineyard, en fait de prétendre être avec une amie, Nola avait tout simplement fugué. Elle était partie sans rien dire à personne. Lorsque je l’ai revue, le lendemain de notre retour, elle avait une mine affreusement triste. Elle m’a dit que sa mère l’avait battue. Elle avait le corps marqué. Elle pleurait. Ce jour-là elle m’a dit que sa mère la punissait pour un rien. Qu’elle la frappait, à coups de règle en fer, et qu’elle lui faisait aussi cette saloperie qu’ils font à Guantanamo, les simulations de noyade : elle remplissait une bassine d’eau, elle prenait sa fille par les cheveux, et elle lui plongeait la tête dans l’eau. Elle disait que c’était pour la délivrer.
— La délivrer ?
— La délivrer du mal. Une espèce de baptême, j’imagine. Jésus dans le Jourdain ou quelque chose comme ça. Au début, je ne pouvais pas y croire, mais les preuves étaient là. Je lui ai alors demandé : « Mais qui te fait ça ? — Maman. — Et pourquoi ton père ne réagit pas ? — Papa s’enferme dans le garage et il écoute de la musique, très fort. Il fait ça quand Maman me punit. Il ne veut pas entendre. » Nola n’en pouvait plus, Marcus. Elle n’en pouvait plus. J’ai voulu régler cette histoire, aller voir les Kellergan. Il fallait que cela cesse. Mais Nola m’a supplié de ne rien faire, elle m’a dit qu’elle aurait des ennuis terribles, que ses parents l’éloigneraient certainement de la ville et que nous ne nous verrions jamais plus. Néanmoins cette situation ne pouvait plus durer. Alors vers la fin août, autour du 20, nous avons décidé qu’il fallait partir. Vite. Et en secret, bien sûr. Et nous avons fixé le départ au 30 août. Nous voulions rouler jusqu’au Canada, passer la frontière du Vermont. Aller en Colombie-Britannique peut-être, nous installer dans une cabane en bois. La belle vie au bord d’un lac. Personne n’aurait jamais rien su.
— Alors voilà pourquoi vous aviez prévu de vous enfuir tous les deux ?
— Oui.
— Mais pourquoi ne voulez-vous pas que je parle de cela ?
— Ça, ce n’est que le début de l’histoire, Marcus. Car j’ai ensuite fait une découverte terrible à propos de la mère de Nola…
À cet instant, nous fûmes interrompus par un gardien. La visite était terminée.
— Nous reprendrons cette conversion la prochaine fois, Marcus, me dit Harry en se levant. En attendant, surtout, gardez ça pour vous.
— Promis, Harry. Dites-moi simplement : qu’auriez-vous fait du livre si vous vous étiez enfui ?
— J’aurais été un écrivain en exil. Ou pas écrivain du tout. À ce moment-là, ça n’avait plus d’importance. Seule Nola comptait. Nola, c’était mon monde. Le reste importait peu.
Je restai stupéfait. Voilà donc le plan insensé qu’avait échafaudé Harry trente ans plus tôt : s’enfuir au Canada avec cette fille dont il était tombé éperdument amoureux. Partir avec Nola, et mener une vie cachée au bord d’un lac, sans se douter que la nuit prévue pour la fuite, Nola disparaîtrait et serait assassinée, ni que le livre qu’il avait écrit en un temps record et auquel il était prêt à renoncer, allait être l’un des plus grands succès de librairie du demi-siècle.
Lors d’une seconde entrevue, Nancy Hattaway me donna sa version de la semaine à Martha’s Vineyard. Elle me raconta que la semaine qui suivit le retour de Nola de la maison de repos de Charlotte’s Hill, elles allèrent se baigner tous les jours à Grand Beach et qu’à plusieurs reprises Nola était ensuite restée dîner chez elle. Mais le lundi suivant, lorsque Nancy vint sonner au 245 Terrace Avenue pour emmener Nola à la plage, comme les jours précédents, elle s’entendit répondre que Nola était très souffrante et qu’elle devait garder le lit.
— Toute la semaine, me dit Nancy, ce fut la même rengaine : « Nola est très malade, elle ne peut même pas recevoir de visite. » Même ma mère qui, intriguée, vint aux nouvelles, ne dépassa pas le seuil de la maison. Ça m’a rendue folle, je savais qu’il se tramait quelque chose. Et c’est là que j’ai compris : Nola avait disparu.
— Qu’est-ce qui vous a fait penser cela ? Elle pouvait être malade et alitée…
— C’est ma mère qui avait noté ce détail à l’époque : il n’y a plus eu de musique. Durant toute la semaine, il n’y a pas eu une seule fois de la musique.
Je jouai l’avocat du diable :
— Si elle était malade, dis-je, on ne voulait peut-être pas la déranger en jouant de la musique.
— C’était la première fois depuis très longtemps qu’il n’y avait plus de musique. C’était tout à fait inhabituel. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net, et après m’être entendu dire une énième fois que Nola était souffrante et au lit, je me suis discrètement faufilée derrière la maison et je suis allée regarder par la fenêtre de la chambre de Nola. La pièce était déserte, le lit n’était pas défait. Nola n’était pas là, c’était certain. Et puis le dimanche soir, il y a eu de la musique. De nouveau cette maudite musique qui retentissait depuis le garage, et voilà que le lendemain, Nola réapparaissait. Vous parlez d’une coïncidence ? Elle est venue chez moi en fin de journée, et nous sommes allées au grand square, dans la rue principale. Là, je lui ai tiré les vers du nez. Surtout à cause des marques qu’elle avait sur le dos : je l’ai forcée à soulever sa robe derrière les fourrés, et j’ai vu qu’elle avait été salement battue. J’ai insisté pour savoir ce qui s’était passé, et elle a fini par m’avouer qu’elle avait été corrigée parce qu’elle s’était enfuie pendant toute une semaine. Elle était partie avec un homme, un homme plus âgé. Stern, sans aucun doute. Elle m’a dit que c’était merveilleux et que ça valait bien les coups qu’elle avait reçus à la maison à son retour.
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