Elle s’illumina.
— Vraiment ?
— Je serai là. Je le promets.
— Promettre n’est pas assez, Harry. Jurez, jurez au nom de notre amour que vous ne me laisserez pas.
— Je jure, Nola.
Il avait menti parce que c’était trop difficile. Dès qu’elle disparut au coin de la rue, il se dépêcha de rentrer à Goose Cove. Il devait faire vite : il ne voulait pas risquer qu’elle revienne plus tard et qu’elle le surprenne dans sa fuite. Ce soir déjà, il serait à Boston. Dans la maison, il rassembla ses affaires à la hâte : il entassa ses valises dans le coffre de sa voiture et jeta le reste de ce qui devait encore être emporté sur la banquette arrière. Puis il ferma les volets et coupa le gaz, l’eau et l’électricité. Il fuyait, il fuyait l’amour.
Il voulut laisser un message à son intention. Il griffonna quelques lignes : Nola chérie, j’ai dû partir. Je t’écrirai. Je t’aime pour toujours, écrites dans la précipitation sur un morceau de papier qu’il coinça dans l’encadrement de la porte, avant de le retirer, de crainte que ce soit quelqu’un d’autre qui trouve ces mots. Pas de message, c’était plus sûr. Il ferma la porte à clé, monta dans sa voiture et démarra en trombe. Il s’enfuit à toute allure. Adieu Goose Cove, adieu New Hampshire, adieu Nola.
C’était fini pour toujours.
“Vous devez préparer vos textes comme on prépare un match de boxe, Marcus : les jours qui précèdent le combat, il convient de ne s’entraîner qu’à soixante-dix pour cent de son maximum, pour laisser bouillonner et monter en soi cette rage qu’on ne laissera exploser que le soir du match.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que lorsque vous avez une idée, au lieu d’en faire immédiatement l’une de vos illisibles nouvelles que vous publiez ensuite en première page de la revue que vous dirigez, vous devez la garder au fond de vous pour lui permettre de mûrir. Vous devez l’empêcher de sortir, vous devez la laisser grandir en vous jusqu’à ce que vous sentiez que c’est le moment. Ceci sera le numéro… À combien en sommes-nous ?
— À 18.
— Non, nous en sommes à 17.
— Pourquoi me demandez-vous, si vous le savez ?
— Pour voir si vous suivez, Marcus.
— Alors 17, Harry… Faire des idées…
— …des illuminations.”
Le mardi 1 erjuillet 2008, Harry, que j’écoutais avec passion dans la salle de visite de la prison d’État du New Hampshire, me raconta qu’au soir du 3 août 1975, alors qu’il s’apprêtait à quitter Aurora et qu’il venait de s’engager à toute allure sur la route 1, il croisa une voiture qui fit aussitôt demi-tour derrière lui et le prit en chasse.
*
Dimanche soir 3 août 1975
Il crut un instant à une voiture de police, mais elle n’avait ni gyrophare, ni sirène. Une voiture le talonnait et le klaxonnait sans qu’il ne comprenne pourquoi et il eut soudain peur d’être victime d’un brigandage. Il essaya d’accélérer de plus belle, mais son poursuivant parvint à le dépasser et à le forcer à s’arrêter sur le bas-côté en se mettant en travers de sa route. Harry bondit hors de l’habitacle, prêt à en découdre, avant de reconnaître le chauffeur de Stern, Luther Caleb, lorsqu’il sortit de voiture à son tour.
— Mais vous êtes complètement cinglé ! hurla Harry.
— Veuillez m’excuver, Monfieur Quebert. Ve ne voulais pas vous faire peur. F’est Monfieur Ftern, il veut vous voir abfolument. Fa fait pluvieurs vours que ve vous cherche.
— Et que me veut Monsieur Stern ?
Harry tremblait, l’adrénaline avait fait exploser son cœur.
— Ve n’en fait rien, Monfieur, dit Luther. Mais il a dit que f’était important. Il vous attend fez lui.
Devant l’insistance de Luther, Harry accepta de mauvaise grâce de le suivre jusqu’à Concord. La nuit tombait. Ils se rendirent jusque dans l’immense propriété de Stern, où Caleb, sans un mot, guida Harry à l’intérieur de la maison jusqu’à une large terrasse. Elijah Stern, installé à une table, y buvait de la citronnade, vêtu d’une robe de chambre légère. Aussitôt qu’il vit Harry arriver, il se leva pour venir à sa rencontre, visiblement soulagé de le voir :
— Bon sang, cher Harry, j’ai bien cru que je ne parviendrais jamais à vous faire retrouver ! Je vous remercie d’être venu jusqu’ici à une heure pareille. J’ai appelé chez vous, je vous ai écrit une lettre. J’ai envoyé Luther tous les jours. Plus aucune nouvelle de vous. Mais où diable étiez-vous fourré ?
— J’étais absent de la ville. Qu’y a-t-il de si important ?
— Je sais tout ! Tout ! Et vous avez voulu me cacher la vérité ?
Harry se sentit flancher : Stern savait pour Nola.
— De quoi me parlez-vous ? balbutia-t-il pour gagner du temps.
— Mais de la maison de Goose Cove, pardi ! Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous étiez sur le point de rendre la maison pour une question d’argent ? C’est l’agence de Boston qui m’en a informé. Ils m’ont dit que vous aviez convenu de rapporter les clés demain, comprenez l’urgence de la situation ! Je devais absolument vous parler ! Je trouve tellement dommage que vous partiez ! Je n’ai pas besoin de l’argent de la location de la maison, et j’ai envie de soutenir votre projet d’écriture. Je veux que vous restiez à Goose Cove, le temps de finir votre roman, qu’en pensez-vous ? Vous m’avez dit que cet endroit vous inspirait, pourquoi partir ? J’ai déjà tout arrangé avec l’agence. Je suis très attaché à l’art et la culture : si vous êtes bien dans cette maison, restez-y quelques mois de plus ! Je serai très fier d’avoir pu contribuer à l’essor d’un grand roman. Ne refusez pas, je ne connais pas beaucoup d’écrivains… J’ai vraiment à cœur de vous aider.
Harry laissa échapper un soupir de soulagement et s’effondra sur une chaise. Il accepta aussitôt l’offre d’Elijah Stern. C’était une opportunité inespérée : pouvoir profiter de la maison de Goose Cove quelques mois encore, pouvoir finir son grand roman grâce à l’inspiration de Nola. S’il vivait modestement, n’ayant plus les frais de la location de la maison à prendre en charge, il parviendrait à subvenir à ses besoins. Il resta un moment avec Stern, sur la terrasse, à parler littérature, surtout pour se montrer poli à l’égard de son bienfaiteur, car sa seule envie était de rentrer immédiatement à Aurora pour retrouver Nola et lui annoncer qu’il avait trouvé une solution. Puis il songea qu’elle était peut-être déjà passée à Goose Cove, à l’improviste. Avait-elle trouvé porte close ? Avait-elle découvert qu’il s’était enfui, qu’il avait été prêt à l’abandonner ? Il sentit son ventre se nouer, et dès qu’il fut convenable de partir, il rentra à toute vitesse jusqu’à Goose Cove. Il s’empressa de rouvrir la maison, les volets, l’eau, le gaz et l’électricité, de ranger toutes ses affaires à leur place et d’effacer toute trace de sa tentative de fuite. Nola ne devrait jamais savoir.
Nola, sa muse. Celle sans qui il ne pouvait rien faire.
*
— Voilà, me dit Harry, voilà comment j’ai pu rester à Goose Cove et continuer mon livre. Les semaines qui suivirent, je ne fis d’ailleurs plus que cela : écrire. Écrire comme un fou, écrire fiévreusement, écrire à en perdre la notion de matin et de soir, de faim et de soif. Écrire sans arrêt, écrire à en avoir mal aux yeux, mal aux poignets, mal au crâne, mal partout. Écrire à avoir envie de vomir. Pendant trois semaines, j’ai écrit jour et nuit. Et pendant ce temps, Nola s’occupait de moi. Elle venait me veiller, elle venait me faire manger, elle venait me faire dormir, elle m’emmenait pour une promenade lorsqu’elle voyait que je n’en pouvais plus. Discrète, invisible et omniprésente : grâce à elle, tout était possible. Surtout, elle retapait mes feuillets à la machine, à l’aide d’une petite Remington portable. Et souvent, elle emportait un morceau du manuscrit avec elle pour le lire. Sans me le demander. Le lendemain, elle me faisait part de ses commentaires. Elle était souvent dithyrambique, elle me disait que c’était un texte magnifique, que c’étaient les plus beaux mots qu’elle ait jamais lus, et elle me remplissait, avec ses grands yeux amoureux, d’une confiance exceptionnelle.
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