— Lui aussi ? Vous pensez que… Au nom du Ciel… Le Chef Pratt et Nola ?
— La première chose que nous ferons demain matin, l’écrivain, ce sera d’aller le lui demander.
*
Le matin du jeudi 3 juillet 2008, Gahalowood vint me chercher à Goose Cove et nous allâmes trouver le Chef Pratt dans sa maison de Mountain Drive. C’est Pratt lui-même qui nous ouvrit la porte. Il ne vit d’abord que moi et m’accueillit sympathiquement.
— Monsieur Goldman, quel bon vent vous amène ? On dit, en ville, que vous menez vos propres investigations…
J’entendis Amy demander qui était là et Pratt répondre : « C’est l’écrivain Goldman. » Puis il remarqua Gahalowood, quelques pas derrière moi, et lâcha :
— Alors c’est une visite officielle…
Gahalowood hocha la tête.
— Juste quelques questions, Chef, expliqua-t-il. L’enquête s’enfonce et il nous manque des éléments. Je suis sûr que vous comprenez.
Nous nous installâmes dans le salon. Amy Pratt vint nous saluer. Son mari lui ordonna d’aller jardiner dehors, et elle enfila un chapeau et sortit s’occuper de ses gardénias sans demander son reste. La scène aurait pu prêter à rire si, pour une raison que je ne m’expliquais pas encore, l’atmosphère dans le salon des Pratt n’avait été soudain si tendue.
Je laissai Gahalowood mener son interrogatoire. C’était un très bon flic et un bon connaisseur de la psychologie humaine malgré son agressivité latente. Il posa d’abord quelques questions, rien de transcendant ; il demanda à Pratt de lui rappeler brièvement le déroulement des événements qui avaient mené à la disparition de Nola Kellergan. Mais Pratt perdit rapidement patience : il dit qu’il avait déjà fait son rapport en 1975 et que nous n’avions qu’à le lire. C’est là que Gahalowood lui répondit :
— Eh bien, pour être honnête, je l’ai lu votre rapport et je ne suis pas convaincu par ce que j’y ai trouvé. Par exemple, je sais que la mère Quinn vous a parlé de ce qu’elle savait à propos de Harry et Nola, et pourtant cela ne figure nulle part dans le dossier.
Pratt ne se laissa pas démonter :
— La mère Quinn est venue me voir, oui. Elle m’a dit qu’elle savait tout, elle m’a dit que Harry fantasmait sur Nola. Mais elle n’avait aucune preuve, et moi non plus.
— Vous mentez, intervins-je. Elle vous a montré un feuillet écrit de la main de Harry et qui le compromettait clairement.
— Elle me l’a montré une fois. Puis ce feuillet a disparu ! Elle n’avait rien ! Que vouliez-vous que je fasse ?
— Et Elijah Stern ? demanda Gahalowood en faisant mine de se radoucir. Que saviez-vous sur Stern ?
— Stern ? répéta Pratt, Elijah Stern ? Que vient-il faire dans cette histoire ?
Gahalowood avait pris de l’ascendant. Il dit d’une voix très calme mais qui ne permettait aucune tergiversation :
— Arrêtez votre cirque, Pratt, je suis au courant de tout. Je sais que vous n’avez pas mené votre enquête comme vous auriez dû. Je sais qu’au moment de la disparition de la gamine, Tamara Quinn vous a fait part de ses soupçons sur Quebert et que Nancy Hattaway vous a rapporté que Nola avait eu des relations sexuelles avec Elijah Stern. Vous auriez dû embarquer Quebert et Stern, vous auriez dû au moins les interroger, perquisitionner leur maison, éclaircir cette histoire et faire figurer ceci dans votre rapport. C’est la procédure habituelle. Or, vous n’avez rien fait de tout ça ! Pourquoi ? Pourquoi, hein ? Enfin, vous aviez une femme assassinée et une gamine disparue sur les bras !
Je sentais que Pratt était décontenancé. Il haussa la voix pour retrouver de sa superbe :
— J’ai ratissé la région pendant des semaines, beugla-t-il, et même sur mes congés ! Je me suis démené pour retrouver cette gamine ! Alors ne venez pas ici, chez moi, pour m’insulter et remettre en cause mon travail ! Les flics ne font pas ça aux flics !
— Vous avez retourné la terre et fouillé le fond de la mer, rétorqua Gahalowood, mais vous saviez qu’il y avait des personnes à interroger et vous n’avez rien fait ! Pourquoi, nom de Dieu ? Qu’aviez-vous à vous reprocher ?
Il y eut un long silence. Je regardai Gahalowood, il était très impressionnant. Il fixait Pratt avec un calme orageux.
— Qu’avez-vous à vous reprocher ? répéta-t-il. Parlez ! Parlez, au nom du Ciel ! Que s’est-il passé avec cette gamine ?
Pratt détourna les yeux. Il se leva et se plaça face à la fenêtre pour éviter nos regards. Il fixa un moment sa femme, dehors, qui nettoyait les gardénias de leurs feuilles mortes.
— C’était au tout début août, dit-il d’une voix à peine audible. Au tout début août de cette foutue année 1975. Une après-midi, croyez-moi ou non, la petite est venue me trouver, dans mon bureau, au poste de police. J’ai entendu qu’on frappait à la porte et Nola Kellergan est entrée, sans attendre ma réponse. J’étais assis à mon bureau, en train de lire un dossier. J’ai été surpris de la voir. Je l’ai saluée, je lui ai demandé ce qui se passait. Elle avait un air étrange. Elle ne m’a pas adressé le moindre mot. Elle a refermé la porte, elle a tourné la clé dans la serrure, puis elle m’a regardé fixement, et elle est venue vers moi. Vers le bureau, là…
Pratt s’interrompit. Il était visiblement ému, il ne trouvait plus ses mots. Gahalowood ne lui montra aucune empathie. Il lui demanda sèchement :
— Et là quoi, Chef Pratt ?
— Croyez-le ou non, sergent. Elle est venue se mettre sous le bureau… Elle… Elle a ouvert mon pantalon, elle a pris mon pénis, et elle l’a mis dans sa bouche.
Je bondis :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— La vérité. Elle m’a sucé, et je me suis laissé faire. Elle m’a dit : « Laissez-vous aller, Chef. » Et quand tout a été fini, elle m’a dit, en s’essuyant la bouche : « Maintenant vous êtes un criminel. »
Nous restâmes stupéfaits : voilà pourquoi Pratt n’avait interrogé ni Stern, ni Harry. Parce que lui aussi, au même titre qu’eux, était directement impliqué dans cette affaire.
À présent qu’il avait commencé à soulager sa conscience, Pratt avait besoin de vider son sac. Il nous indiqua qu’il y avait eu ensuite une autre fellation. Mais si la première avait été à l’initiative de Nola, il l’avait forcée par la suite à recommencer. Il nous raconta cet épisode où, alors qu’il patrouillait seul, il avait trouvé Nola qui rentrait de la plage à pied. C’était près de Goose Cove. Elle transportait sa machine à écrire. Il lui avait proposé de la raccompagner, mais au lieu de prendre la direction d’Aurora, il était allé dans les bois de Side Creek. Il nous dit :
— Quelques semaines avant sa disparition, j’étais à Side Creek avec elle. Je me suis garé à l’orée de la forêt, il n’y avait jamais personne dans ce coin. Et j’ai pris sa main, et je lui ai fait toucher mon sexe gonflé, et je lui ai demandé de me faire encore ce qu’elle m’avait fait. J’ai ouvert mon pantalon, je l’ai attrapée par la nuque et je lui ai demandé de me sucer… Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ça fait trente ans que ça me hante ! Je n’en peux plus ! Emmenez-moi, sergent. Je veux être interrogé, je veux être jugé, je veux être pardonné. Pardon, Nola ! Pardon !
Lorsque Amy Pratt vit son mari sortir de la maison menotté, elle se mit à pousser des cris qui alertèrent tout le voisinage. Les curieux sortirent sur les pelouses voir ce qui se passait, et j’entendis une femme appeler son mari pour qu’il ne rate pas le spectacle : « La police emmène Gareth Pratt ! »
Gahalowood embarqua Pratt dans sa voiture et partit, toutes sirènes hurlantes, pour le quartier général de la police d’État de Concord. Je restai sur la pelouse des Pratt : Amy pleurait, agenouillée à côté de ses gardénias, et les voisins, et les voisins des voisins, et toute la rue, et tout le quartier et bientôt la moitié de la ville d’Aurora conflua devant la maison de Mountain Drive.
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