Sonné par ce que je venais d’apprendre, je m’assis finalement sur une borne à incendie et téléphonai à Roth pour le prévenir de la situation. Je n’avais pas le courage d’affronter Harry : je ne voulais pas être celui qui lui annoncerait la nouvelle. La télévision s’en chargea dans les heures qui suivirent. Les chaînes d’information reprirent toutes la nouvelle, et le grand battage médiatique recommença : Gareth Pratt, ancien chef de la police d’Aurora, venait d’avouer des actes d’ordre sexuel sur Nola Kellergan et devenait un nouveau suspect potentiel dans cette affaire. Harry me téléphona en PCV de la prison en début d’après-midi, il pleurait. Il me demanda de venir le voir. Il ne pouvait pas croire que tout ceci soit vrai.
Dans la salle de visite de la prison, je lui racontai ce qui venait de se passer avec le Chef Pratt. Il était complètement chamboulé, ses yeux n’arrêtaient pas de couler. Je finis par lui dire :
— Ce n’est pas tout… Je crois qu’il est temps que vous sachiez…
— Savoir quoi ? Vous me faites peur, Marcus.
— Si je vous ai parlé de Stern, l’autre jour, c’est parce que je suis allé chez lui.
— Et ?
— J’y ai trouvé un tableau de Nola.
— Un tableau ? Comment ça, un tableau ?
— Stern a un tableau représentant Nola nue, chez lui.
J’avais pris avec moi l’agrandissement de la photo et je le lui montrai.
— C’est elle ! hurla Harry. C’est Nola ! C’est Nola ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que c’est que cette saloperie !
Un gardien le rappela à l’ordre.
— Harry, dis-je, essayez de garder votre calme.
— Mais qu’est-ce que Stern vient faire dans toute cette histoire ?
— Je l’ignore… Nola ne vous a jamais parlé de lui ?
— Jamais ! Jamais !
— Harry, de ce que je sais, Nola aurait entretenu une relation avec Elijah Stern. Durant ce même été 1975.
— Quoi ? Quoi ? Mais qu’est-ce que ça veut dire, Marcus ?
— Je crois… Enfin, de ce que je comprends… Harry, vous devez envisager que vous n’avez peut-être pas été le seul homme dans l’existence de Nola.
Il devint comme fou. Il se dressa d’un bond et envoya sa chaise en plastique contre un mur en hurlant :
— Impossible ! Impossible ! C’est moi qu’elle aimait ! Vous entendez ? Moi qu’elle aimait !
Des gardiens se précipitèrent sur lui pour le maîtriser et l’emmener. Je l’entendis hurler encore : « Pourquoi vous faites ça, Marcus ? Pourquoi vous venez tout saloper ? Soyez maudits ! Vous, Pratt et Stern ! »
C’est à la suite de cet épisode que je me mis à écrire l’histoire de Nola Kellergan, quinze ans, qui avait fait tourner la tête de toute une petite ville de l’arrière-campagne américaine.
16.
Les Origines du mal
(Aurora, New Hampshire, 11–20 août 1975)
“Harry, combien de temps faut-il pour écrire un livre ?
— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— De tout.”
11 août 1975
— Harry ! Harry chéri !
Elle entra dans la maison en courant, le manuscrit dans les mains. Il était tôt dans la matinée, même pas neuf heures. Harry était dans son bureau, remuant des brassées de feuillets. Elle se montra à la porte et brandit le cartable contenant le précieux document.
— Où était-il ? demanda Harry, agacé. Où diable était ce foutu manuscrit ?
— Pardon, Harry. Harry chéri… Ne vous mettez pas en colère contre moi. Je l’ai pris hier soir, vous dormiez et je l’ai pris chez moi pour le lire… Je n’aurais pas dû… Mais c’est tellement beau ! C’est extraordinaire ! C’est tellement beau !
Elle lui tendit les feuilles, souriante.
— Alors ? Tu as aimé ?
— Si j’ai aimé ? s’exclama-t-elle. Vous me demandez si j’ai aimé ? J’ai adoré ! C’est la plus belle chose qu’il m’ait jamais été donné de lire. Vous êtes un écrivain exceptionnel ! Ce livre va être un très grand livre ! Vous allez devenir célèbre, Harry. M’entendez-vous ? Célèbre !
Sur ces mots, elle dansa ; elle dansa dans le corridor, elle dansa jusque dans le salon, elle dansa sur la terrasse. Elle dansait de bonheur, elle était si heureuse. Elle prépara la table sur la terrasse. Elle essuya la rosée, elle déroula une nappe et prépara son espace de travail, avec ses stylos, ses cahiers, ses brouillons et des pierres choisies avec soin sur la plage pour servir de presse-papiers. Elle apporta ensuite du café, des gaufres, des biscuits et des fruits, et disposa un coussin sur sa chaise pour qu’il soit confortable. Elle s’assurait que tout soit parfait pour qu’il puisse travailler dans les meilleures conditions. Une fois qu’il était installé, elle vaquait dans la maison. Elle faisait le ménage, elle préparait à manger : elle s’occupait de tout pour qu’il n’ait qu’à se concentrer sur son écriture. Son écriture et rien d’autre. À mesure qu’il avançait dans ses feuillets manuscrits, elle relisait, faisait quelques corrections, puis les retapait au propre sur sa Remington, travaillant avec la passion et la dévotion des plus fidèles secrétaires. Ce n’est que lorsqu’elle s’était acquittée de l’ensemble de ses tâches, qu’elle s’autorisait à s’asseoir près de Harry — pas trop près pour ne pas le déranger — et qu’elle le regardait écrire, heureuse. Elle était la femme de l’écrivain.
Ce jour-là, elle repartit peu après midi. Comme toujours au moment de le laisser, elle donna ses consignes :
— Je vous ai préparé des sandwichs. Ils sont à la cuisine. Et il y a du thé glacé dans le frigo. Surtout, mangez bien. Et reposez-vous un peu. Sinon vous aurez mal à la tête ensuite, et vous savez ce qui arrive lorsque vous travaillez trop, Harry chéri : vous avez ces épouvantables migraines qui vous rendent tellement irritable.
Elle l’enlaça.
— Reviendras-tu plus tard ? demanda Harry.
— Non, Harry. Je suis occupée.
— Occupée à quoi ? Pourquoi pars-tu si tôt ?
— Occupée, point final. Les femmes doivent savoir rester mystérieuses. J’ai lu ça dans un magazine.
Il sourit.
— Nola…
— Oui ?
— Merci.
— Pour quoi, Harry ?
— Pour tout. Je… Je suis en train d’écrire un livre. Et c’est grâce à toi que j’y arrive enfin.
— Harry chéri, c’est ce que je veux faire de ma vie : m’occuper de vous, être là pour vous, vous assister dans vos livres, fonder une famille avec vous ! Imaginez comme nous serions heureux tous ensemble ! Combien voulez-vous d’enfants, Harry ?
— Au moins trois !
— Oui ! Et même quatre ! Deux garçons et deux filles, pour qu’il n’y ait pas trop de disputes. Je veux devenir Madame Nola Quebert ! La femme la plus fière au monde de son mari !
Elle s’en alla. Longeant le chemin de Goose Cove, elle rejoignit la route 1. Une fois encore, elle ne remarqua pas la silhouette qui l’espionnait, tapie dans les fourrés.
Il lui fallut trente minutes pour rejoindre Aurora à pied. Elle faisait ce parcours deux fois par jour. Arrivée en ville, elle bifurqua sur la rue principale et continua jusqu’au square où, comme convenu, Nancy Hattaway l’attendait.
— Pourquoi le square et pas la plage ? se plaignit Nancy en la voyant. Il fait si chaud !
— J’ai rendez-vous cet après-midi…
— Quoi ? Non, ne me dis pas que tu vas encore rejoindre Stern !
— Ne prononce pas son nom !
— Tu m’as encore fait venir pour que je te serve d’alibi ?
— Allez, je t’en prie, couvre-moi…
— Mais je te couvre tout le temps !
— Encore une fois. Juste une fois. S’il te plaît.
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