— Qui était cet homme ? demandai-je. Ce n’était pas Harry Quebert, hein ? Madame Hattaway, je sais que vous ne me connaissez pas, que je débarque comme ça et que je vous force à fouiller dans votre mémoire. Si j’avais plus de temps devant moi, je ferais les choses mieux. Mais le temps presse : Harry Quebert croupit en prison alors que j’ai la conviction qu’il n’a pas tué Nola. Donc, si vous savez quelque chose qui peut m’aider, vous devez me le dire.
— J’ignorais tout pour Harry, confia-t-elle. Nola ne me l’a jamais dit. Je l’ai appris par la télévision il y a dix jours, comme tout le monde… Mais elle m’a parlé d’un homme. Oui, je savais qu’elle avait eu une liaison avec un homme beaucoup plus âgé. Mais cet homme n’était pas Harry Quebert.
Je restai complètement abasourdi.
— Mais quand était-ce ? demandai-je.
— Je ne me rappelle plus de toute l’histoire en détail, cela fait trop longtemps, mais je puis vous assurer qu’à l’été 1975, l’été où Harry Quebert a débarqué ici, Nola a entretenu une relation avec un homme d’une quarantaine d’années.
— Quarante ans ? Est-ce que vous vous rappelez de son nom ?
— Ça, je ne risque pas de l’oublier. C’était Elijah Stern, probablement un des hommes les plus riches du New Hampshire.
— Elijah Stern ?
— Oui. Elle me racontait qu’elle devait se mettre nue pour lui, lui obéir, se laisser faire. Elle devait aller chez lui, à Concord. Stern envoyait son homme de main pour venir la chercher, un type étrange, Luther Caleb, qu’il s’appelait. Il venait la chercher à Aurora et il l’emmenait chez Stern. Je le sais parce que je l’ai vu de mes propres yeux.
“Harry, comment être sûr d’avoir toujours la force d’écrire des livres ?
— Certains l’ont, d’autres pas. Vous, vous l’aurez, Marcus. Je sais que vous l’aurez.
— Comment pouvez-vous en être aussi certain ?
— Parce que c’est en vous. Un peu comme une maladie. Car la maladie des écrivains, Marcus, ce n’est pas de ne plus pouvoir écrire : c’est de ne plus vouloir écrire mais d’être incapable de s’en empêcher.”
EXTRAIT DE L’AFFAIRE HARRY QUEBERT
Vendredi 27 juin 2008. 7 heures 30. J’attends le sergent Perry Gahalowood. Il n’y a qu’une dizaine de jours que cette affaire a débuté mais j’ai l’impression que cela fait des mois. Je crois que la petite ville d’Aurora cache de drôles de secrets, que les gens en disent beaucoup moins que ce qu’ils savent vraiment. La question est de savoir pourquoi tout le monde se tait… Hier soir, j’ai de nouveau trouvé ce message : Goldman, rentre chez toi. Quelqu’un joue avec mes nerfs.
Je me demande ce que Gahalowood va dire à propos de ma découverte sur Elijah Stern. Je me suis renseigné à son sujet via Internet : il est le dernier héritier d’un empire financier qu’il gère avec succès. Il est né en 1933, à Concord où il vit toujours. Il a aujourd’hui soixante-quinze ans.
J’écrivis ces lignes en attendant Gahalowood, devant son bureau, dans un couloir du quartier général de la police d’État à Concord. La voix creuse du sergent m’interrompit soudain :
— L’écrivain ? Qu’est-ce que vous fabriquez ici ?
— J’ai fait des découvertes surprenantes, sergent. Je dois vous en parler.
Il ouvrit la porte de son bureau, posa son gobelet de café sur une table d’appoint, jeta sa veste sur une chaise et remonta les stores. Puis il me dit, tout en continuant de vaquer à ses occupations :
— Vous savez, vous pourriez téléphoner. C’est ce que font les gens civilisés. Nous prendrions rendez-vous et vous viendriez ici à une heure qui nous conviendrait à tous les deux. Faire les choses bien, quoi.
Je récitai d’une traite :
— Nola avait un amant, un certain Elijah Stern. Harry a reçu des lettres anonymes à l’époque de sa relation avec Nola, donc quelqu’un était au courant.
Il me dévisagea, stupéfait :
— Comment diable savez-vous tout ça ?
— Je mène mes propres recherches, je vous l’avais dit.
Il reprit immédiatement sa moue bougonne.
— Vous m’emmerdez, l’écrivain. Vous foutez le bordel dans mon enquête.
— Vous êtes de mauvaise humeur, sergent ?
— Oui. Parce qu’il est sept heures du matin et que vous êtes déjà en train de gesticuler dans mon bureau.
Je demandai s’il y avait un support sur lequel je puisse écrire. Il prit un air résigné et me conduisit dans une pièce adjacente. Des photos de Side Creek et d’Aurora avaient été punaisées sur un panneau mural en liège. Il me désigna un tableau blanc juste à côté et me tendit un feutre.
— Allez-y, soupira-t-il, je vous écoute.
J’inscrivis sur le tableau le nom de Nola, et je dessinai des flèches pour y rattacher les noms des personnes concernées par cette affaire. Le premier fut Elijah Stern, puis Nancy Hattaway.
— Et si Nola Kellergan n’était pas la petite fille modèle que tout le monde nous a décrite ? dis-je. On sait qu’elle a eu une relation avec Harry. Je sais désormais qu’elle a eu une autre relation, durant la même période, avec un certain Elijah Stern.
— Elijah Stern, l’homme d’affaires ?
— Lui-même.
— Qui vous a raconté ces sornettes ?
— La meilleure amie de Nola à l’époque. Nancy Hattaway.
— Comment l’avez-vous retrouvée ?
— Yearbook du lycée d’Aurora, année 1975.
— Bon. Et qu’est-ce que vous essayez de me dire, l’écrivain ?
— Que Nola était une gamine malheureuse. Au début de l’été 1975, son histoire avec Harry est compliquée : il la rejette et elle déprime. Quant à sa mère, elle la bat comme plâtre. Sergent : plus j’y pense et plus je crois que sa disparition est la conséquence d’étranges événements qui se sont produits cet été-là, contrairement à ce que tout le monde veut faire croire.
— Poursuivez.
— Eh bien, j’ai la conviction que d’autres personnes savaient pour Harry et Nola. Cette Nancy Hattaway, peut-être, mais je n’en suis pas sûr : elle dit qu’elle ignorait tout et elle semble sincère. En tout cas, quelqu’un écrivait des lettres anonymes à Harry…
— À propos de Nola ?
— Oui, regardez. Trouvées chez lui, dis-je en lui montrant l’une des lettres que j’avais prise avec moi.
— Chez lui ? Nous avons pourtant mené une perquisition.
— Peu importe. Mais ça veut dire que quelqu’un est au courant depuis toujours.
Il lut le texte à haute voix :
— Je sais ce que vous avez fait à cette gamine de 15 ans. Et bientôt toute la ville saura. Quand Quebert a-t-il reçu ces lettres ?
— Juste après la disparition de Nola.
— A-t-il une idée de qui pourrait en être l’auteur ?
— Aucune, malheureusement.
Je me tournai vers le panneau en liège piqué de photographies et de notes.
— C’est votre enquête, sergent ?
— Absolument. Et reprenons depuis le début, si vous le voulez bien. Nola Kellergan disparaît le soir du 30 août 1975. Le rapport de la police d’Aurora à l’époque indique qu’il n’est pas possible d’établir si elle a été enlevée ou s’il s’agit d’une fugue qui a mal tourné : aucune trace de lutte, aucun témoin. Néanmoins, aujourd’hui, nous penchons sérieusement pour la piste de l’enlèvement. Notamment parce qu’elle n’avait emporté ni argent, ni bagage.
— Je pense qu’elle a fugué, dis-je.
— Allons bon. Partons de cette hypothèse alors, suggéra Gahalowood. Elle enjambe la fenêtre de sa chambre et elle s’enfuit. Où va-t-elle ?
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