— Maman… Il n’y a jamais eu de Formidable.
— Jamais de Formidable ? Jamais de Formidable ? (Elle appela mon père.) Nelson, viens ici, veux-tu ! Markie dit qu’il n’a jamais été le Formidable. (J’entendis mon père marmonner indistinctement en arrière-fond.) Tu vois, ton père dit pareil : au lycée tu étais le Formidable. J’ai rencontré ton ancien proviseur hier. Il m’a dit qu’il gardait un tel souvenir de toi… J’ai bien cru qu’il allait pleurer, tant il était ému. Et après il m’a dit : « Ah, Madame Goldman, je ne sais pas dans quelle galère votre fils s’est embarqué à présent. » Tu vois comme c’est triste : même ton ancien proviseur se pose des questions. Et nous, alors ? Pourquoi tu cours t’occuper d’un vieux professeur au lieu de te chercher une femme ? Tu as trente ans, et tu n’as marié personne encore ! Tu veux qu’on meure sans t’avoir vu marié ?
— Tu as cinquante-deux ans, Maman. On a encore un peu de temps.
— Cesse d’ergoter ! T’a-t-on appris à ergoter, hein ? Encore des choses que tu tiens de ce maudit Quebert. Pourquoi ne t’occupes-tu pas de nous ramener une belle jeune femme ? Hein ? Hein ? Alors, tu ne réponds plus ?
— Je n’ai rencontré personne qui m’ait plu ces derniers temps, Maman. Entre mon livre, ma tournée, le prochain livre…
— Des excuses, voilà ce que c’est ! Et le prochain livre ? Ça sera un livre de quoi ? Des histoires de sexe pervers ? Je ne te reconnais plus, Markie… Markie chéri, écoute, je dois te demander : es-tu amoureux de ce Harry ? Fais-tu de l’homosexualité avec lui ?
— Non ! Pas du tout !
Je l’entendis dire à mon père : « Il dit que non. Ça veut dire que c’est oui. » Puis elle me demanda en chuchotant :
— As-tu la Maladie ? Ta Mama t’aimera même si tu es malade.
— Quoi ? Quelle maladie ?
— Celle des hommes qui sont allergiques aux femmes.
— Tu me demandes si je suis homosexuel ? Non ! Et même si c’était le cas, il n’y aurait rien de mal à ça. Mais j’aime les femmes, Maman.
— Les femmes ? Comment ça, les femmes ? Contente-toi d’en aimer une seule et de l’épouser, veux-tu ! Les femmes ! Tu n’es pas capable d’être fidèle, c’est ça que tu essaies de me dire ? Es-tu un obsédé sexuel, Markie ? Veux-tu aller chez un docteur psychiatre pour te faire faire des soins mentaux ?
Je finis par raccrocher, dépité. Je me sentais très seul. Je me suis installé dans le bureau de Harry, je mis en marche mon enregistreur et je réécoutai sa voix. J’avais besoin d’un élément nouveau, une preuve tangible qui change le cours de l’enquête, quelque chose qui puisse éclaircir ce puzzle abrutissant que j’essayais de résoudre et qui se limitait jusqu’à présent à Harry, un manuscrit et une gamine morte. À mesure que je réfléchissais, je fus envahi par une sensation étrange que je ne connaissais plus depuis longtemps : j’avais envie d’écrire. Écrire ce que je vivais, ce que je ressentais. Bientôt, des idées se bousculèrent dans ma tête. Plus qu’envie, j’avais besoin d’écrire. Cela ne m’était plus arrivé depuis un an et demi. Comme un volcan qui se réveillait soudain et s’apprêtait à entrer en éruption. Je me précipitai sur mon ordinateur portable, et après m’être demandé un instant comment je devais commencer cette histoire, je me mis à taper les premières lignes de ce qui allait devenir mon prochain livre :
Au printemps 2008, environ une année après que je fus devenu la nouvelle vedette de la littérature américaine, il se passa un événement que je décidai d’enfouir profondément dans ma mémoire : je découvris que mon professeur d’université, Harry Quebert, soixante-sept ans, l’un des écrivains les plus respectés du pays, avait entretenu une liaison avec une fille de quinze ans alors que lui-même en avait trente-quatre. Cela s’était passé durant l’été 1975.
*
Le mardi 24 juin 2008, un Grand Jury populaire confirma le bien-fondé des accusations portées par le bureau du procureur et inculpa formellement Harry d’enlèvement et de double meurtre au premier degré. Lorsque Roth me communiqua la décision du jury, j’explosai au téléphone : « Vous qui avez apparemment étudié le droit, pouvez-vous m’expliquer sur la base de quoi ils fondent leurs âneries ? » La réponse était simple : sur le dossier de police. Et en notre qualité de défendeur, l’inculpation de Harry nous y donnait désormais accès. La matinée passée avec Roth à en étudier les pièces fut tendue, notamment parce qu’à mesure qu’il en égrenait les documents, il répétait : « Hou là là, c’est pas bon. C’est même pas bon du tout. » Je rétorquais : « C’est pas bon, ça veut rien dire : c’est vous qui devez être bon, non ? » Et lui me répondait par des mimiques perplexes qui amenuisaient ma confiance en ses talents d’avocat.
Le dossier regroupait des photographies, des témoignages, des rapports, des expertises, des comptes rendus d’interrogatoires. Une partie des clichés datait de 1975 : des photos de la maison de Deborah Cooper, puis son corps allongé sur le sol de la cuisine, baignant dans une mare de sang, et enfin l’endroit dans la forêt où avaient été retrouvés les traces de sang, les cheveux et les lambeaux de vêtement. On faisait ensuite un voyage dans le temps de trente-trois ans pour se retrouver à Goose Cove, où l’on pouvait voir, gisant au fond du trou creusé par la police, un squelette en position fœtale. Par endroits, des lambeaux de chair encore accrochés aux os et quelques cheveux clairsemés sur le haut du crâne ; il était vêtu d’une robe à moitié décomposée et à côté se trouvait le fameux sac en cuir. J’eus un haut-le-cœur.
— C’est Nola ? demandai-je.
— C’est elle. Et c’est dans ce sac qu’était le manuscrit de Quebert. Il y avait le manuscrit et rien d’autre. Le procureur dit qu’une gamine qui fugue ne s’enfuit pas sans rien.
Le rapport d’autopsie, lui, révélait une importante fracture au niveau du crâne. Nola avait reçu un coup d’une violence inouïe, qui avait fracassé l’os occipital. Le médecin légiste estimait que le meurtrier avait utilisé un bâton très lourd, ou un objet similaire, comme une batte ou une matraque.
Nous prîmes connaissance ensuite de diverses dépositions, celles des jardiniers, de Harry et surtout d’une, signée de la main de Tamara Quinn, qui y affirmait au sergent Gahalowood avoir découvert à l’époque que Harry s’était entiché de Nola mais que la preuve qu’elle détenait s’était volatilisée ensuite et que, par conséquent, personne ne l’avait jamais crue.
— Son témoignage est crédible ? m’inquiétai-je.
— Face à des jurés, oui, estima Roth. Et nous n’avons rien pour contre-attaquer, Harry lui-même a reconnu pendant son interrogatoire avoir eu une relation avec Nola.
— Bon alors, qu’est-ce qu’on a dans ce dossier qui ne l’accable pas ?
Là-dessus, Roth avait son idée : il fouilla parmi les documents et me tendit un épais paquet de feuilles reliées entre elles par un morceau de bande adhésive.
— Une copie du fameux manuscrit, me dit-il.
La page de couverture était vierge, sans titre ; apparemment Harry n’avait eu l’idée du titre que plus tard. Mais il y avait, au centre de celle-ci, trois mots qu’on pouvait lire distinctement, écrits à la main avec de l’encre bleue :
Adieu, Nola chérie
Roth s’embarqua dans une longue explication. Il estimait qu’utiliser ce manuscrit comme principale preuve à charge contre Harry était une erreur grossière de la part du bureau du procureur : une expertise graphologique allait avoir lieu et aussitôt que les résultats seraient connus — il était convaincu qu’ils innocenteraient Harry — le dossier s’effondrerait comme un château de cartes.
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