— C’est la pièce maîtresse de ma défense, me dit-il triomphal. Avec un peu de chance, on n’aura même pas besoin d’aller jusqu’au procès.
— Mais que se passerait-il si l’écriture était authentifiée comme étant celle de Harry ? demandai-je.
Roth me dévisagea avec un drôle d’air :
— Pourquoi diable le serait-elle ?
— Je dois vous informer de quelque chose de grave : Harry m’a raconté qu’il était parti une journée à Rockland avec Nola, et qu’elle lui avait demandé de l’appeler Nola chérie.
Roth devint blême. Il me dit : « Vous comprenez que si, d’une façon ou d’une autre, il est l’auteur de ce mot… » et avant même de terminer sa phrase, il rassembla ses affaires et m’entraîna sur la route de la prison d’État. Il était hors de lui.
À peine entré dans la salle de visite, Roth brandit le manuscrit sous le nez de Harry et s’écria :
— Elle vous a dit de l’appeler Nola chérie ?
— Oui, répondit Harry en baissant la tête.
— Mais vous voyez ce qui est écrit là ? Sur la première page de votre foutu manuscrit ! Quand comptiez-vous me le dire, bordel de merde ?
— Je vous assure que ce n’est pas mon écriture. Je ne l’ai pas tuée ! Je n’ai pas tué Nola ! Nom de Dieu, vous le savez, non ? Vous le savez que je ne suis pas un tueur de gamine !
Roth se calma et s’assit.
— Nous le savons, Harry, dit-il. Mais toutes ces coïncidences sont troublantes. La fugue, ce mot… Et moi je dois défendre vos fesses face à un jury de bons citoyens qui auront envie de vous condamner à mort avant même l’ouverture du procès.
Harry avait très mauvaise mine. Il se leva et tourna en rond dans la petite salle en béton.
— Le pays est en train de se lever contre moi. Bientôt, tout le monde voudra ma peau. Si ce n’est pas déjà le cas… Les gens emploient à mon égard des mots dont ils ne saisissent pas la portée : pédophile, pervers, détraqué. Ils salissent mon nom et brûlent mes livres. Mais vous devez savoir, et je vous le répète pour la dernière fois : je ne suis pas une espèce de maniaque. Nola a été la seule femme que j’aie jamais aimée et pour mon malheur, elle n’avait que quinze ans. L’amour, merde, ça ne se commande pas !
— Mais on parle d’une fille de quinze ans ! s’emporta Roth.
Harry eut une mine dépitée. Il se tourna vers moi.
— Vous pensez la même chose, Marcus ?
— Harry, ce qui me trouble, c’est que vous ne m’aviez jamais parlé de tout ça… Depuis dix ans que nous sommes amis, vous n’avez jamais mentionné Nola. Je pensais que nous étions proches.
— Mais au nom du Ciel, qu’aurais-je dû vous dire ? « Ah, mon cher Marcus, au fait, je ne vous ai jamais dit, mais en 1975, en débarquant à Aurora, je suis tombé amoureux d’une fille de quinze ans, une gamine qui a changé ma vie mais qui a disparu trois mois plus tard, un soir de la fin de l’été, et je ne m’en suis jamais vraiment remis… » ?
Il donna un coup de pied dans une des chaises en plastique et l’envoya valser contre un mur.
— Harry, dit Roth. Si ce n’est pas vous qui avez écrit ce mot — et je vous crois quand vous le dites —, avez-vous une idée de qui cela peut être ?
— Non.
— Qui savait pour vous et Nola ? Tamara Quinn affirme qu’elle s’en doutait depuis toujours.
— Je ne sais pas ! Peut-être que Nola a parlé de nous à certaines de ses amies…
— Mais estimez-vous probable que quelqu’un ait été au courant ? poursuivit Roth.
Il y eut un silence. Harry avait un air triste et brisé qui me déchirait le cœur.
— Allons, insista Roth pour le pousser à parler, je sens bien que vous ne me dites pas tout. Comment voulez-vous que je vous défende si vous me cachez certaines informations.
— Il… Il y a eu ces lettres anonymes.
— Quelles lettres anonymes ?
— Juste après la disparition de Nola, j’ai commencé à recevoir des lettres anonymes. Je les trouvais à chaque fois dans l’encadrement de ma porte d’entrée, de retour d’une absence. À l’époque, ça m’a foutu une sacrée trouille. Ça voulait dire que quelqu’un m’espionnait, qu’on guettait mes absences. À un moment donné, j’avais tellement peur, que j’appelais systématiquement la police lorsque j’en trouvais une. Je disais qu’il me semblait avoir vu un rôdeur, une patrouille venait, et ça me rassurait. Bien sûr, je ne pouvais pas mentionner le véritable motif de mon inquiétude.
— Mais qui a pu vous envoyer ces lettres ? demanda Roth. Qui savait pour vous et Nola ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Ça a duré en tout cas six mois. Ensuite, plus rien.
— Vous les avez conservées ?
— Oui. Chez moi. Entre les pages d’une grande encyclopédie, dans mon bureau. J’imagine que la police ne les a pas trouvées car personne ne m’en a parlé.
De retour à Goose Cove, je mis immédiatement la main sur l’encyclopédie à laquelle il faisait référence. Dissimulée entre les pages, je trouvai une enveloppe en kraft contenant une dizaine de petites feuilles. Des lettres, sur du papier jauni. Un message identique et tapé à la machine à écrire figurait sur chacune d’entre elles :
Je sais ce que vous avez fait à cette gamine de 15 ans.
Et bientôt toute la ville saura.
Quelqu’un était donc au courant pour Harry et Nola.
Quelqu’un qui avait gardé le silence pendant trente-trois ans.
*
Durant les deux jours qui suivirent, je m’efforçai d’interroger toutes les personnes qui, d’une façon ou d’une autre, auraient pu connaître Nola. Erne Pinkas, une fois de plus, me fut d’une aide précieuse dans cette entreprise : ayant retrouvé, dans les archives de la bibliothèque, le yearbook du lycée d’Aurora, année 1975, il parvint à me dresser, grâce à l’annuaire et à Internet, une liste des coordonnées actuelles d’une grande partie de ceux des anciens camarades de classe qui vivaient encore dans la région. Malheureusement, cette démarche ne fut guère fructueuse : tous ces gens avaient certes aujourd’hui la cinquantaine, mais ils n’avaient à me raconter que des souvenirs d’enfants, sans grand intérêt pour l’avancée de l’enquête. Jusqu’à ce que je réalise que l’un des noms de la liste ne m’était pas inconnu : Nancy Hattaway. Celle dont Harry m’avait dit qu’elle avait servi d’alibi à Nola lors de leur escapade à Rockland.
D’après les informations fournies par Pinkas, Nancy Hattaway tenait un magasin de couture et de patchworks, situé dans un complexe industriel un peu en dehors de la ville, sur la route 1, en direction du Massachusetts. Je m’y rendis pour la première fois le jeudi 26 juin 2008. C’était une jolie boutique à la devanture pleine de couleurs, coincée entre un snack et une quincaillerie. La seule personne que je trouvai à l’intérieur fut une dame dans le début de la cinquantaine, les cheveux grisonnants et courts. Elle était assise à un bureau, des lunettes de lecture sur les yeux, et après qu’elle m’eut salué courtoisement, je lui demandai :
— Êtes-vous Nancy Hattaway ?
— C’est moi-même, répondit-elle en se levant. Est-ce qu’on se connaît ? Votre visage me dit quelque chose.
— Je m’appelle Marcus Goldman. Je suis…
— Écrivain, me coupa-t-elle. Ça me revient, maintenant. On dit que vous posez beaucoup de questions sur Nola.
Elle semblait sur la défensive. D’ailleurs, elle ajouta immédiatement :
— J’imagine que vous n’êtes pas là pour mes patchworks.
— Effectivement. Et il est également exact que je m’intéresse à la mort de Nola Kellergan.
— En quoi cela me concerne ?
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