— À cela s’ajoute le fait que les Kellergan sont venus d’Alabama à Aurora pour une raison bien précise mais que tout le monde ignore. Le père dit qu’ils venaient chercher le bon air mais Nancy Hattaway m’a indiqué que Nola avait mentionné un événement qui s’était produit lorsqu’elle et sa famille vivaient à Jackson.
— Hum. Il faut donc creuser tout ça, l’écrivain.
*
Je décidai de ne rien dire à Harry à propos d’Elijah Stern tant que je n’avais pas plus d’éléments solides. En revanche, j’en informai Roth car il me semblait que cet élément pourrait s’avérer primordial pour la défense de Harry.
— Nola Kellergan a eu une relation avec Elijah Stern ? s’étrangla-t-il au téléphone.
— Comme je vous dis. Je tiens ça de source sûre.
— Bon boulot, Marcus. On fera comparaître Stern à la barre, on l’accablera, on renversera la situation. Imaginez la tête des jurés lorsque Stern, après avoir prêté serment sur la sainte Bible, leur racontera les croustillants détails de ses coucheries avec la petite Kellergan.
— Ne dites rien à Harry, s’il vous plaît. Pas tant que je n’en sais pas plus à propos de Stern.
Je me rendis l’après-midi de ce même jour à la prison, où Harry corrobora les propos de Nancy Hattaway.
— Nancy Hattaway m’a parlé de coups que Nola recevait, dis-je.
— Oh Marcus, ces coups c’était une histoire terrible…
— Elle m’a aussi raconté qu’au début de l’été Nola paraissait très triste et mélancolique.
Harry hocha la tête tristement :
— Lorsque j’ai essayé de repousser Nola, je l’ai rendue très malheureuse, et il en a résulté des catastrophes épouvantables. Le week-end de la fête nationale, après ma sortie à Concord avec Jenny, j’étais complètement bouleversé par mes sentiments pour Nola. Je devais impérativement m’éloigner d’elle. Alors, le samedi 5 juillet, je décidai de ne pas aller au Clark’s.
Et tandis que j’enregistrais Harry qui me racontait le désastreux week-end du 5 et 6 juillet 1975, je compris que Les Origines du mal retraçaient avec précision son histoire avec Nola, mêlant récit et véritables extraits de correspondance. Harry n’avait donc jamais rien caché à propos d’eux : depuis toujours, il avait avoué son impossible histoire d’amour à toute l’Amérique. Je finis d’ailleurs par l’interrompre pour lui dire :
— Mais Harry, tout est dans votre livre !
— Tout, Marcus, tout. Mais personne n’a jamais cherché à comprendre. Tout le monde a fait de grandes analyses de textes, en parlant d’allégories, de symboles et de figures de style dont je ne maîtrise même pas la portée. Alors que tout ce que j’avais fait, c’était écrire un livre sur Nola et moi.
*
Samedi 5 juillet 1975
Il était quatre heures trente du matin. Les rues de la ville étaient désertes, seule résonnait la cadence de ses pas. Il ne pensait qu’à elle. Depuis qu’il avait décidé qu’il ne pouvait plus la fréquenter, il n’arrivait plus à dormir. Il se réveillait spontanément avant l’aube et ne parvenait plus à retrouver le sommeil ensuite. Il enfilait alors ses vêtements de sport et partait courir. Il courait sur la plage, il poursuivait les mouettes, il imitait leur vol, et il galopait encore, jusqu’à rejoindre Aurora. Il y avait bien cinq miles depuis Goose Cove ; il les parcourait comme une flèche. En principe, après avoir traversé la ville de part en part, il faisait mine de prendre la route du Massachusetts, comme s’il s’enfuyait, avant de s’arrêter à Grand Beach, où il regardait le lever de soleil. Mais ce matin-là, lorsqu’il arriva dans le quartier de Terrace Avenue, il s’arrêta pour reprendre son souffle et marcha un moment entre les rangées de maisons, trempé de sueur, les tempes battantes.
Il passa devant la maison des Quinn. La soirée de la veille avec Jenny était certainement la plus ennuyeuse qu’il ait jamais passée. Jenny était une fille formidable, mais elle ne le faisait ni rire, ni rêver. La seule qui le faisait rêver, c’était Nola. Il marcha encore et descendit la rue, jusqu’à arriver devant la maison interdite : celle des Kellergan, là où, la veille, il avait déposé Nola en pleurs. Il s’était efforcé de se montrer froid, pour qu’elle comprenne, mais elle n’avait rien compris. Elle avait dit : « Pourquoi me faites-vous ça, Harry ? Pourquoi êtes-vous si méchant ? » Il avait pensé à elle toute la soirée. À Concord, pendant le dîner, il s’était même absenté un instant pour aller téléphoner d’une cabine. Il avait demandé à l’opératrice d’être raccordé aux Kellergan à Aurora, New Hampshire, et aussitôt que la tonalité s’était fait entendre, il avait raccroché. Quand il était retourné à table, Jenny lui avait demandé s’il se sentait bien.
Immobile sur le trottoir, il scrutait les fenêtres. Il essayait d’imaginer dans quelle chambre elle dormait. N-O-L-A. Nola chérie. Il resta ainsi un long moment. Soudain, il lui sembla entendre du bruit ; il voulut s’éloigner mais il buta contre des poubelles en métal qui se renversèrent dans un grand fracas. Une lumière s’alluma dans la maison et Harry s’enfuit à toutes jambes : il rentra à Goose Cove et s’installa à son bureau pour essayer d’écrire. C’était le début du mois de juillet et il n’avait toujours pas commencé son grand roman. Qu’allait-il devenir ? Qu’allait-il se passer s’il ne parvenait pas à écrire ? Il retournerait à sa vie de malheur. Il ne serait jamais écrivain. Il ne serait jamais rien. Pour la première fois, il songea à se tuer. Vers sept heures du matin, il s’endormit sur son bureau, la tête posée sur ses brouillons déchirés et couverts de ratures.
À midi et demi, dans les toilettes des employés du Clark’s, Nola se passa de l’eau sur le visage en espérant faire disparaître les rougeurs qui marquaient ses yeux. Elle avait pleuré toute la matinée. C’était samedi et Harry n’était pas venu. Il ne voulait plus la voir. Les samedis au Clark’s, c’était leur rendez-vous : pour la première fois, il y avait renoncé. À son réveil pourtant, elle était encore pleine d’espoir : elle s’était dit qu’il viendrait lui demander pardon d’avoir été méchant et qu’elle lui pardonnerait évidemment. L’idée de le revoir l’avait emplie de bonne humeur, au moment de se préparer elle avait même mis un peu de rose sur ses joues, pour lui plaire. Mais à la table du petit déjeuner, sa mère lui avait fait de sévères réprimandes :
— Nola, je veux savoir ce que tu me caches.
— Je ne te cache rien, Maman.
— Ne mens pas à ta mère ! Tu crois que je ne remarque pas ? Tu penses que je suis une imbécile ?
— Oh non, Maman ! Je ne penserai jamais une chose pareille !
— Tu crois que je ne remarque pas que tu es sans cesse dehors, que tu es d’humeur joyeuse, que tu te mets des couleurs sur le visage.
— Je ne fais rien de mal, Maman. Je le promets.
— Tu crois que je ne sais pas que tu es allée à Concord avec cette petite dévergondée de Nancy Hattaway ? Tu es une méchante fille, Nola ! Tu me fais honte !
Le révérend Kellergan avait quitté la cuisine pour aller s’enfermer dans le garage. Il faisait toujours ça lors des disputes, il ne voulait rien savoir. Et il avait enclenché son pick-up pour ne pas entendre les coups.
— Maman, je te promets que je ne fais rien de mal, avait répété Nola.
Louisa Kellergan avait dévisagé sa fille avec un mélange de dégoût et de mépris. Puis elle avait ricané :
— Rien de mal ? Tu sais pourquoi nous sommes partis de l’Alabama… Tu sais pourquoi, hein ? Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? Viens par là !
Читать дальше