Pourquoi ne voulez-vous pas venir me trouver ? Pourquoi vous contentez-vous de rester caché ? Pourquoi ne voulez-vous pas me parler ? Pourquoi venir jusque sous ma fenêtre si c’est pour ne pas venir me trouver ?
Montrez-vous, je vous en supplie. Je suis triste depuis que vous ne me parlez plus.
Écrivez-moi vite. J’attends vos lettres avec impatience.
Ils savaient qu’écrire, ce serait désormais s’aimer car ils n’avaient pas le droit de se côtoyer. Ils embrasseraient le papier comme ils brûlaient de s’embrasser, ils attendraient la distribution du courrier comme ils s’attendraient sur le quai d’une gare.
Parfois, dans le plus grand secret, il allait se cacher au coin de sa rue et il attendait le passage du facteur. Il la regardait sortir de chez elle précipitamment, et se jeter sur la boîte aux lettres pour récupérer le précieux courrier. Elle ne vivait que pour ces mots d’amour. C’était une scène merveilleuse et tragique à la fois : l’amour était leur plus grand trésor, mais ils en étaient privés.
Ma très tendre chérie,
Je ne peux pas me montrer à vous parce que cela nous ferait trop de mal… Nous ne sommes pas du même monde, les gens ne comprendraient pas.
Comme je souffre d’être mal-né ! Pourquoi faut-il vivre selon les coutumes des autres ? Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement nous aimer malgré toutes nos différences ? Voici le monde d’aujourd’hui : un monde où deux êtres qui s’aiment ne peuvent se tenir la main. Voici le monde d’aujourd’hui : plein de codes et plein de règles, mais ce sont des règles noires qui enferment et ternissent les cœurs de gens. Nous, nos cœurs sont purs, ils ne peuvent être enfermés.
Je vous aime d’un amour infini et éternel. Depuis le premier jour.
Mon amour,
Merci pour votre dernière lettre. N’arrêtez jamais d’écrire, c’est si beau.
Ma mère se demande qui m’écrit tant. Elle veut savoir pourquoi je vais sans cesse fouiner dans la boîte aux lettres. Pour l’apaiser, je réponds que c’est une amie rencontrée lors d’une colonie de vacances l’été dernier. Je n’aime pas mentir, mais c’est plus simple ainsi. Nous ne pouvons rien dire, je sais que vous avez raison : les gens vous feraient du mal. Même si ça me fait tant de peine de vous envoyer des lettres par la poste alors que nous sommes si proches.
21.
De la difficulté de l’amour
“Marcus, savez-vous quel est le seul moyen de mesurer combien vous aimez quelqu’un ?
— Non.
— C’est de le perdre.”
Il y a, sur la route de Montburry, un petit lac connu de toute la région et qui, pendant les beaux jours d’été, est pris d’assaut par les familles et les camps de vacances pour enfants. L’endroit est envahi dès le matin : les berges se recouvrent de serviettes de plage et de parasols sous lesquels les parents s’avachissent tandis que leurs enfants s’ébrouent bruyamment dans une eau verte et tiédasse, mousseuse dans les endroits où les déchets des pique-niques, portés par le courant, s’amoncellent. Depuis qu’un enfant a marché sur une seringue usagée laissée sur la berge — c’était deux ans plus tôt — la municipalité de Montburry s’est efforcée d’aménager les abords du lac. Des tables de pique-nique et des barbecues ont été disposés pour éviter la multiplication des feux sauvages qui donnaient à la pelouse des airs de paysage lunaire, le nombre de poubelles a été considérablement augmenté, des toilettes en préfabriqué ont été installées, le parking, qui jouxte le bord du lac, vient d’être agrandi et bétonné et, de juin à août, une équipe d’entretien vient quotidiennement nettoyer les berges des déchets, des préservatifs et des crottes de chien.
Le jour où je me rendis au lac pour les besoins du livre, des enfants avaient attrapé une grenouille — probablement le dernier être vivant de ce plan d’eau — et essayaient de la démembrer en tirant simultanément sur ses deux pattes arrière.
Erne Pinkas dit que ce lac est une bonne illustration de la décadence humaine qui frappe l’Amérique comme le reste du monde. Trente-trois ans plus tôt, le lac était très peu fréquenté. Son accès était difficile : il fallait laisser sa voiture le long de la route, passer une bande de forêt, puis marcher pendant un bon demi-mile à travers des herbes hautes et des rosiers sauvages. Mais l’effort en valait la peine : le lac était magnifique, couvert de nénuphars roses et bordé par d’immenses saules pleureurs. À travers l’eau transparente, on pouvait voir le sillon des bancs de perchettes dorées que des hérons cendrés venaient pêcher en se postant dans les roseaux. À l’une de ses extrémités, il y avait même une petite plage de sable gris.
C’est au bord de ce lac que Harry était venu se cacher de Nola. C’est là qu’il se trouvait le samedi 5 juillet, lorsqu’elle déposa sa première lettre contre la porte de sa maison.
*
Samedi 5 juillet 1975
C’était la fin de la matinée lorsqu’il arriva aux abords du lac. Erne Pinkas s’y trouvait déjà, se prélassant sur la berge.
— Alors vous êtes finalement venu, s’amusa Pinkas en le voyant. Quel choc de vous rencontrer ailleurs qu’au Clark’s.
Harry sourit.
— Vous m’avez tellement parlé de ce lac que je ne pouvais pas ne pas venir.
— C’est beau, hein ?
— Magnifique.
— C’est ça la Nouvelle-Angleterre, Harry. C’est un paradis protégé et c’est ça qui me plaît. Partout dans le reste du pays, ils construisent et bétonnent à tour de bras. Mais ici c’est différent : je peux vous garantir que dans trente ans, cet endroit sera resté intact.
Après être allés se rafraîchir dans l’eau, ils allèrent sécher au soleil et ils parlèrent littérature.
— À propos de bouquins, demanda Pinkas, comment avance le vôtre ?
— Bof, se contenta de répondre Harry.
— Ne faites pas cette tête, je suis sûr que c’est très bon.
— Non, je crois que c’est très mauvais.
— Faites-moi lire, je vous donnerai un avis objectif, promis. Qu’est-ce que vous n’aimez pas ?
— Tout. Je n’ai pas d’inspiration. Je ne sais pas comment commencer. Je crois que je ne sais même pas de quoi je parle.
— Qu’est-ce que c’est comme histoire ?
— Une histoire d’amour.
— Ah, l’amour… soupira Pinkas. Vous êtes amoureux ?
— Oui.
— C’est un bon début. Dites, Harry, est-ce que la grande vie ne vous manque pas trop ?
— Non. Je suis bien ici. J’avais besoin de calme.
— Mais que faites-vous à New York exactement ?
— Je… Je suis écrivain.
Pinkas hésita avant de le contredire.
— Harry… Ne le prenez pas mal, mais j’ai parlé à un de mes amis qui habite New York…
— Et ?
— Il dit qu’il n’a jamais entendu parler de vous.
— Tout le monde ne me connaît pas… Savez-vous combien de personnes vivent à New York ?
Pinkas sourit pour montrer qu’il n’avait pas de mauvaises intentions.
— Je crois que personne ne vous connaît, Harry. J’ai contacté la maison qui a édité votre livre… Je voulais en commander plus… Je ne connaissais pas cet éditeur, je pensais que c’était moi qui étais ignorant… Jusqu’à ce que je découvre qu’il s’agit d’une imprimerie à Brooklyn… Je leur ai téléphoné, Harry… Vous avez payé une imprimerie pour qu’ils tirent votre livre…
Harry baissa la tête, couvert de honte.
— Alors vous savez tout, murmura-t-il.
— Je sais tout quoi ?
— Que je suis un imposteur.
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