La bière, il connaissait bien. Il avait même un livre sur toutes les bières qu’on fabriquait en Amérique. Il s’empressa d’aller chercher deux bouteilles fraîches dans le frigo et annonça au passage à ses dames à l’étage que le pas-si-grand-que-ça Harry Quebert était arrivé. Assis sous la marquise, les bras de chemise remontés, les deux hommes trinquèrent en entrechoquant leurs bouteilles et parlèrent voitures.
— Pourquoi la Monte Carlo ? demanda Robert. Je veux dire, vu votre situation, vous pourriez choisir n’importe quel modèle, et vous prenez la Monte Carlo…
— C’est un modèle sportif et pratique à la fois. Et puis j’aime sa coupe.
— Moi aussi ! J’étais à deux doigts de craquer l’an passé !
— Vous auriez dû.
— Ma femme ne voulait pas.
— Il fallait acheter la voiture d’abord et lui demander son avis après.
Robert éclata de rire ; ce Quebert était en fait quelqu’un de très simple, d’affable et surtout de très sympathique. À cet instant, déboula Tamara, avec, dans les mains, ce qu’elle était allée chercher au magasin général : un plateau recouvert de lard et de cochonnaille. Elle s’époumona : « Bonjour, Monsieur Quebert ! Bienvenue ! Voulez-vous du porc ? » Harry la salua et se servit de jambon. Tamara sentit une douce sensation de soulagement l’envahir en voyant son invité manger du cochon. C’était l’homme parfait : il n’était ni nègre, ni juif.
Recouvrant ses esprits, elle remarqua que Robert avait enlevé sa cravate et que les deux hommes buvaient de la bière à même la bouteille.
— Mais qu’est-ce que vous fabriquez ? Vous ne buvez pas de champagne ? Et toi, Robert, pourquoi es-tu à moitié débraillé ?
— J’ai chaud ! se plaignit Bobbo.
— Moi, je préfère la bière, expliqua Harry.
Arriva alors Jenny, trop habillée mais magnifique dans sa robe de soirée.
Au même moment, au 245 Terrace Avenue, le révérend Kellergan trouva sa fille en pleurs dans sa chambre.
— Que se passe-t-il, ma chérie ?
— Oh, Papa, je suis si triste…
— Pourquoi ?
— C’est à cause de Maman…
— Ne dis pas ça…
Nola était assise par terre, les yeux pleins de larmes. Le révérend eut beaucoup de peine pour elle.
— Et si nous allions au cinéma ? proposa-t-il pour la consoler. Toi, moi et un énorme sachet de pop-corn ! La séance est à seize heures, nous avons encore le temps.
— Ma Jenny est une fille très spéciale, expliqua Tamara pendant que Robert, profitant que sa femme ne le regardait pas, s’empiffrait de charcuterie. Figurez-vous qu’à dix ans seulement elle était déjà la reine de tous les concours de beauté régionaux. Tu te rappelles, Jenny chérie ?
— Oui, Maman, soupira Jenny, mal à l’aise.
— Et si on regardait les anciens albums de photos ? suggéra Robert, la bouche pleine, répétant la pièce de théâtre que lui avait fait apprendre sa femme.
— Oh oui ! s’enthousiasma Tamara, les albums de photos !
Elle s’empressa d’aller chercher une pile d’albums qui retraçaient les vingt-quatre premières années d’existence de Jenny. Et, tout en tournant les pages, elle s’écriait : « Mais qui est cette magnifique jeune fille ? » Et elle et Robert répondaient en chœur : « C’est Jenny ! »
Après les photos, Tamara ordonna à son mari de remplir les coupes de champagne, puis elle se décida à parler de la garden-party qu’elle comptait organiser le dimanche suivant.
— Si vous êtes libre, venez déjeuner dimanche prochain, Monsieur Quebert.
— Volontiers, répondit-il.
— Ne vous inquiétez pas, ce sera rien de très compliqué. Je veux dire, je sais que vous êtes venu ici pour être loin de l’agitation mondaine new-yorkaise. Ce sera juste un déjeuner champêtre entre gens bien.
Dix minutes avant seize heures, Nola et son père entraient dans le cinéma lorsque la Chevrolet Monte Carlo noire se parqua devant.
— Va déjà nous prendre des places, suggéra David Kellergan à sa fille, je m’occupe du pop-corn.
Nola pénétra dans la salle à l’instant où Harry et Jenny entraient dans le cinéma.
— Va déjà prendre des places, suggéra Jenny à Harry, je passe rapidement aux toilettes.
Harry pénétra dans la salle et, dans la cohue des spectateurs, tomba nez à nez avec Nola.
Lorsqu’il la vit, il sentit son cœur exploser. Elle lui manquait tellement.
Lorsqu’elle le vit, elle sentit son cœur exploser. Elle devait lui parler : s’il était avec cette Jenny, il devait lui dire. Elle avait besoin de l’entendre.
— Harry, dit-elle, je…
— Nola…
À cet instant, Jenny surgit d’entre la foule. Nola, en la voyant, comprit qu’elle était venue avec Harry et s’enfuit hors de la salle.
— Tout va bien, Harry ? demanda Jenny qui n’avait pas eu le temps de voir Nola. Tu as l’air étrange.
— Oui… Je… je reviens. Prends-nous des places. Je vais acheter du pop-corn.
— Oui ! Du pop-corn ! Demandes-en avec beaucoup de beurre.
Harry passa les portes battantes de la salle : il vit Nola traverser le hall principal et monter à la galerie du premier étage, fermée au public. Il grimpa les marches des escaliers quatre à quatre pour la rattraper.
L’étage était désert ; il la rattrapa, lui saisit la main et la coinça contre un mur.
— Lâchez-moi, dit-elle, lâchez-moi ou je crie !
— Nola ! Nola, ne sois pas fâchée contre moi.
— Pourquoi m’évitez-vous ? Pourquoi ne venez-vous plus au Clark’s ?
— Je suis désolé…
— Vous ne me trouvez pas jolie, c’est ça ? Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que vous étiez fiancé à Jenny Quinn ?
— Quoi ? Je ne suis pas fiancé. Qui t’a dit ça ?
Elle eut un immense sourire de soulagement.
— Jenny et vous, vous n’êtes pas ensemble.
— Non ! Je te dis que non.
— Alors vous ne me trouvez pas laide ?
— Laide ? Mais enfin, Nola, tu es tellement belle.
— C’est vrai ? J’ai été si triste… Je pensais que vous ne vouliez pas de moi. J’ai même eu envie de me jeter par la fenêtre.
— Tu ne dois pas dire de choses pareilles.
— Alors dites-moi encore que je suis jolie…
— Je te trouve très jolie. Je regrette de t’avoir causé du chagrin.
Elle sourit encore. Toute cette histoire n’était qu’un quiproquo ! Il l’aimait. Ils s’aimaient ! Elle murmura :
— N’en parlons plus. Serrez-moi contre vous… Je vous trouve tellement brillant, si beau, si élégant.
— Je ne peux pas, Nola…
— Pourquoi ? Si vous me trouviez vraiment belle, vous ne me rejetteriez pas !
— Je te trouve très belle. Mais tu es une enfant.
— Je ne suis pas une enfant !
— Nola… Toi et moi, c’est impossible.
— Pourquoi êtes-vous si méchant avec moi ? Je ne veux plus jamais vous parler !
— Nola, je…
— Laissez-moi maintenant. Laissez-moi, ne me parlez plus. Ne me parlez plus ou je dirai à tout le monde que vous êtes un pervers. Allez rejoindre votre petite chérie ! C’est elle qui m’a dit que vous étiez ensemble. Je sais tout ! Je sais tout et je vous déteste, Harry ! Partez ! Partez !
Elle le repoussa, dévala les marches et s’enfuit hors du cinéma. Harry, dépité, retourna dans la salle. En poussant la porte, il tomba sur le père Kellergan.
— Bonjour, Harry.
— Révérend !
— Je cherche ma fille, l’avez-vous vue ? Je l’avais chargée de nous prendre des places mais elle a comme disparu.
— Je… Je crois qu’elle vient de partir.
— Partir ? Comment ça ? Mais le film va commencer.
Après le film, ils allèrent manger une pizza à Montburry. Sur la route du retour à Aurora, Jenny rayonnait : ç’avait été une merveilleuse soirée. Elle voulait passer toutes ses soirées et toute sa vie avec cet homme.
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