— Chez moi.
Il pencha la tête sur le côté.
— Ah… Et ce soir ?
— Chez moi, encore.
— Le déménagement ?
— Il n’y a plus de déménagement.
J’avalai une grande rasade de vin pour me donner une contenance. Puis je saisis mon meilleur moyen de fuite — mes cigarettes — et sortis fumer. Félix, aussi drogué que moi, ne tarda pas à me suivre. Il s’appuya à la devanture et ricana.
— Putain ! Je n’aurais jamais cru que tu le ferais…
Je posai la tête sur son épaule, lasse tout à coup. Épuisée par mes interrogations incessantes, cette décision qui me demandait un courage monstrueux, qui remettait ma vie en question, épuisée aussi et surtout par le manque d’Edward et de Declan, après seulement vingt-quatre heures de séparation.
— Nous revoilà en tête à tête, ajouta-t-il. C’est un mec bien, tu aurais pu être heureuse avec lui…
— Je sais…
— Enfin, je ne veux pas dire mais… t’as quand même l’air con, maintenant !
Je me redressai et me campai sur mes pieds en face de lui. Il trouvait le moyen de rire ! Il fallait qu’il se méfie, mon humeur n’avait rien de stable.
— Je peux savoir en quoi j’ai l’air con ?
— Tu as deux types qui t’aiment, dont un que tu as dans la peau, et tu es toute seule. Tu as tout perdu dans l’affaire, ça ne rime à rien. Tu vas faire quoi maintenant ? Te morfondre dans ton café ? Attendre un troisième gus pour te sauver des autres ?
Félix n’avait pas idée de ce qu’il venait de provoquer. Pour commencer, je lui devais la paix, j’étais calme tout à coup, en accord avec moi-même. Ensuite, en disant tout haut ce que je pensais tout bas, il m’avait donné ma réponse. Je ne perdrais pas une seconde fois ma famille.
— Merci, Félix, pour tes conseils…
— Je ne t’ai rien dit !
— Si, je te promets… j’ai un service à te demander…
— Je t’écoute.
— Peux-tu me remplacer demain matin ?
Il souffla.
— Bon… d’accord…
— Merci !
Le lendemain midi, quand je sortis de l’agence, j’avais un peu le vertige ; la première étape était bouclée, la suivante serait pour l’après-midi. Et s’il n’y avait pas de mauvaise surprise, tout serait lancé le jour suivant. Je n’aurais plus qu’à attendre. Je trouvai un banc où je me laissai tomber. J’irais au bout, aussi sûrement que lorsque j’étais partie en Irlande la première fois. Je pris mon téléphone et composai son numéro. Évidemment, il ne décrocha pas ; je l’imaginais, fixant mon prénom sur son écran. Je ne baissai pas les bras, et rappelai, encore et encore. Il décrocha à ma cinquième tentative.
— Diane…
Sa voix rauque me fit trembler des pieds à la tête.
— Tu ne dois pas m’appeler…
— Edward… je ne vais pas être longue, j’ai simplement quelque chose à t’annoncer.
Il soupira, et j’entendis le bruit de son briquet.
— Je sors d’une agence immobilière… J’ai mis Les Gens en vente. Si toi et Declan voulez toujours de moi…
L’émotion me submergea. Edward ne disait rien au bout du fil. Je finis par m’inquiéter.
— Tu es là ?
— Oui… mais… cet endroit… c’est ton mari et ta fille… tu…
— Non… ce n’est pas eux. Je les porte en moi. Et maintenant, il y a toi et Declan. C’est rare ce qui nous arrive… Je refuse de passer ma vie sans vous, tu ne déracineras pas Declan… Vous n’êtes pas faits pour vivre à Paris, mais moi, je suis faite pour vivre à Mulranny…
— Diane… je ne peux pas me permettre d’y croire…
— Tu peux, pourtant. Nous, toi et moi, Declan avec nous, ce n’est plus une illusion. Je ne serai jamais la mère de ton fils, je serai celle qui soutient son père pour l’élever et qui lui donnera tout l’amour qu’elle peut… Et je serai ta femme… Ça peut être notre vie, si tu le veux toujours…
De longues secondes s’écoulèrent. Puis j’entendis son souffle.
— Comment peux-tu en douter ?
Une demi-heure plus tard, je faisais sonner la clochette de la porte des Gens. Félix tchatchait au comptoir avec des clients. Son monde allait s’effondrer. Je le rejoignis, lui fis une bise et me servis un café.
— Il faut qu’on parle, lui annonçai-je sans préambule.
— Si je n’étais pas gay, je pourrais imaginer qu’elle veut rompre…
Tout le monde éclata de rire, sauf moi. Il n’était pas tombé loin de la vérité.
— On va vous laisser ! s’esclaffèrent les clients.
— Bon, alors, qu’est-ce qui t’arrive ? me demanda-t-il lorsque nous fûmes seuls.
Je plantai mes yeux dans les siens.
— Cet après-midi, deux agents immobiliers vont venir ici…
— Ouais, et alors ?
— Ils viennent estimer Les Gens.
Il secoua la tête, écarquilla les yeux, et donna un coup de poing sur le bar.
— Tu vends ?
— Oui.
— Je t’en empêcherai ! gueula-t-il.
— Comment ?
— Pourquoi tu fais ça ?
— J’ai perdu ma famille, je n’y pouvais rien, j’ai mis du temps à accepter que Colin et Clara ne ressusciteraient pas. Je ne vais pas perdre une nouvelle fois ma famille. Edward et Declan sont vivants, ils sont ma famille, je me sens chez moi là-bas à Mulranny, avec Jack et Judith aussi…
— Et moi ?
Sa voix dérailla.
— Et moi ? reprit-il. Je croyais que c’était moi, ta famille !
Je vis quelques larmes rouler sur ses joues, les miennes ruisselaient sur mon visage.
— Tu es et tu resteras ma famille, Félix… Mais j’aime Edward et je ne peux pas vivre sans lui… Viens vivre en Irlande avec moi !
— Tu es conne, ou quoi ? Tu crois que j’ai envie de tenir la chandelle et de jouer les baby-sitters !
— Non, bien sûr que non, lui répondis-je en piquant du nez.
Il s’éloigna, attrapa son manteau, alluma une cigarette à l’intérieur. Je marchai derrière lui, en panique.
— Que fais-tu Félix ?
— Je me casse ! Je ne veux pas assister à ça… Et puis il faut que je trouve du boulot, je vais pointer au chômage par ta faute.
Il avait déjà ouvert la porte.
— Non, Félix, tu ne perdras pas ton travail. J’ai demandé à ce que l’acheteur te garde.
— Ouais, comme les meubles !
Il claqua la porte, qui trembla au point que je crus que la vitre allait exploser, et partit en courant dans la rue. Le son de la clochette résonna longtemps. Pour la première fois, ce fut morbide… La violence de sa réaction me paralysa.
Pourtant, je n’eus pas le temps de m’appesantir davantage sur Félix, son chagrin et encore moins le mien. Les rapaces de l’immobilier débarquèrent les uns après les autres. Je les observai froidement décortiquer mon café, répondant à leurs questions avec distance et détachement. Il m’était désormais impossible de lier mes émotions aux Gens, qui n’allaient bientôt plus être mes Gens. Je devais m’y faire, car le lendemain j’irais signer le mandat de vente. Félix resta invisible toute la journée. J’inondai son téléphone de messages et de SMS, rien n’y fit : ni les excuses, ni les déclarations, ni la menace de couper les ponts, ni les sanglots. J’avais une fois de plus l’impression de devenir adulte, de grandir. Chaque décision imposait des pertes, d’abandonner des morceaux de sa vie derrière soi. Pour rien au monde je n’aurais voulu être privée de l’amitié de Félix ; il était le frère que je n’avais pas eu, il était mon complice, mon confident et mon double, il était mon sauveur des heures sombres… mais j’aimais Edward au-delà de ce lien. De la même façon, j’aurais laissé Félix pour Colin, il le savait au fond de lui-même. J’espérais qu’il finirait par me comprendre. L’appel d’Edward à 22 heures me sauva d’un gros coup de déprime. En parlant avec lui, je me glissai sous la couette, m’enroulai dedans, et évoquai notre future vie ensemble. De son côté, il était moins expansif que moi — je le connaissais —, je le sentais encore sur la réserve, éprouvant des difficultés à se laisser aller. Ma décision restait abstraite pour lui, à des milliers de kilomètres de Paris. Il m’expliqua qu’il préférait attendre avant d’en parler à Declan — je le comprenais. Et puis, nous avions conscience que cela pouvait prendre du temps avant que je prenne un vol aller sans retour prévu.
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