Et juste au coin, une mosquée, la mosquée Tareq ibn Ziyad, le glorieux Conquérant de l’Andalousie, qui m’avait valu de me retrouver dans le quartier : c’était la seule que connaissait Judit, une des plus anciennes de Barcelone, située dans une boutique au rez-de-chaussée d’un immeuble refait. Elle était propre et assez vaste.
Il y avait aussi deux bouquinistes pas trop loin, un grand supermarché en sous-sol à deux pas et le marché du livre d’occasion tous les dimanches à proximité, j’étais content. Triste, le cœur déchiré par Judit, mais content.
J’ai cherché des informations sur la mort de Cruz ; tout ce que j’ai trouvé c’est ce minuscule compte rendu du Diario Sur :
DRAME À ALGÉSIRAS
EMPOISONNÉ PAR UN DE SES EMPLOYÉS
Le propriétaire de l’entreprise de pompes funèbres Marcelo Cruz a été découvert mort sur son lieu de travail des suites d’un empoisonnement à la strychnine. C’est un de ses voisins et collaborateurs, Imam de la mosquée d’Algésiras, qui a prévenu les secours. On ignore encore les circonstances exactes du drame mais, d’après la Police nationale, M. Cruz aurait été empoisonné par un de ses employés, qui se serait enfui après l’avoir dévalisé.
J’étais donc recherché pour meurtre et vol.
Ce n’était pas une surprise, mais le voir dans le journal m’a mis une boule dans la gorge. Heureusement, Cruz n’avait pas signalé ma présence aux autorités ; il n’y avait pas de permis de travail, pas de photocopies de mes papiers, aucun indice, à part, sans doute, mes empreintes digitales et mon ADN — l’Imam ne connaissait pas mon nom de famille : il pouvait quand même me décrire, indiquer que je m’appelais Lakhdar et que je venais de Tanger. C’était bien plus qu’il n’en faudrait aux flics pour me reconnaître en cas d’arrestation, surtout avec un prénom aussi peu commun que le mien.
J’ai repensé aux chiens de Cruz, je me suis demandé qui allait s’occuper d’eux. Peut-être parce qu’ils étaient le seul éclat de lumière dans la noirceur des dernières semaines, leur tendresse mécanique, leur pelage et leur respiration me manquaient.
Pour ne pas être arrêté, il fallait donc que je reste sagement planqué rue des Voleurs.
Tout me paraissait loin.
Judit, plus proche que jamais, me paraissait loin.
Tanger était loin.
Meryem était loin, Bassam était loin ; les soldats de Jean-François Bourrelier étaient loin ; Casanova était loin ; je m’étais trouvé une nouvelle prison, calle Robadors, où me cacher ; jamais on ne sortait de l’enfermement.
La vie était loin.
Les premiers jours ont été difficiles — j’ai logé dans un hôtel pour étudiants, totalement inconscient : il avait fallu que je donne mon passeport à la réception, les flics auraient pu me trouver sans difficultés et venir me cueillir directement au saut du lit. Mais rien ne se passe jamais comme dans les livres. Quoi qu’il en soit, bien caché dans le Raval, dans les bas-fonds, entre les putains et les voleurs, j’avais l’impression que je ne craignais rien.
La mosquée Tareq ibn Ziyad était aux mains des Pakis ; on y croisait aussi quelques Arabes, mais peu en comparaison. L’Imam était du Panjab. J’y ai passé du temps, au début, pour rencontrer des gens, me reposer dans la prière et la lecture. Quand on n’a pas de chez-soi, qu’on ne connaît personne, il faut bien commencer quelque part : les bars ou les mosquées — et j’ai bien fait : c’est grâce à la mosquée que j’ai trouvé ma chambre dans cet appartement délabré mais agréable, au cœur de la forteresse Raval : trente mètres carrés tout en longueur, avec un petit balcon. Je partageais l’appartement avec un Tunisien appelé Mounir. Je payais trois cents euros par mois, tout compris — en fait on ignorait qui réglait l’électricité, s’il y avait une facture d’électricité ; quant à l’eau, elle venait de grands réservoirs sur le toit, et il n’y avait pas de compteurs. Je n’ai jamais réussi à savoir qui était le propriétaire — nous réglions le loyer en liquide dans un bar de la rue Sant Ramon, et voilà. Quand Mounir n’a pas pu payer, fin avril, deux types lui ont filé une bonne trempe, ça l’a encouragé à trouver le blé rapidement, il s’est démerdé, a pris des risques pour voler quatre belles bicyclettes qu’il a bradées, rien de plus.
Ma relation avec Judit était étrange. Nous nous voyions presque tous les jours. Elle m’aidait pour tout ; elle avait même été jusqu’à ouvrir un compte dans une Caisse d’Épargne, à son nom, pour que j’y dépose mon pognon — elle m’a donné la carte de retrait et le code, c’était bien plus sûr que du liquide, vu où j’habitais. C’est elle-même qui a réalisé le dépôt, elle ne m’a pas demandé d’où provenait ce fric et je ne lui ai pas expliqué.
Judit me paraissait la plus belle et la plus noble des femmes, même si, pour une raison tout à fait obscure, elle ne voulait plus de moi. Elle s’est arrangée tout de suite pour me trouver du boulot — professeur d’arabe. Deux fois par semaine, je donnais un cours particulier à Judit, Elena et Francesc, un de leurs camarades, pour dix euros de l’heure. J’étais très fier. Je leur expliquais les subtilités de la grammaire ; je commentais des vers classiques avec eux — souvent, j’avais appris le matin même dans un livre ce que j’expliquais l’après-midi ; du coup je lisais beaucoup en arabe pour préparer les cours, c’était agréable. Nous apprenions par cœur des poèmes d’Abû Nuwâs, d’après moi le plus grand, le plus subversif et le plus drôle des poètes arabes ; je leur expliquais, presque ligne à ligne, les grands romans de Naguib Mahfouz ou de Tayeb Salih que je n’avais jamais lus, mais qui étaient à leur programme.
Judit habitait chez ses parents, dans le haut de la ville, à Gràcia ; c’était un quartier plutôt bourgeois et bien tenu, un ancien village rattaché à Barcelone au XIX esiècle, avec des rues étroites, des places agréables ; la tradition locale voulait que les enfants de ces bourgeois soient plutôt rebelles et alternatifs : les mouvements associatifs étaient nombreux, il y avait même un squat, en plein centre du quartier — il fallait bien que jeunesse se passe. Là-haut, les Arabes aussi étaient plus chics, plus bourgeois ; les restaurants pour la plupart syriens, libanais ou palestiniens ; juste à côté de chez Judit on trouvait aussi un établissement mésopotamien et un autre phénicien — tout cela était un peu intimidant et, coincé entre la catalanité et l’Antiquité, je préférais me réfugier dans les ténèbres de mes ruelles. Judit se sentait bien sûr très à l’aise là-haut. Elle y avait ses amis, son lycée, les rues où elle avait grandi ; parfois elle insistait pour m’emmener déjeuner, après le cours d’arabe, dans un de ces restaus nobles et antiques : le patron du phénicien n’était pas tout droit sorti d’un sarcophage de Sidon, c’était un Libanais de la montagne ; il a parlé un moment de politique avec Judit, de la Syrie, principalement, de la guerre civile en cours, du rôle trouble qu’allaient y jouer la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar — tout cela était un peu déprimant, j’avais l’impression que quoi qu’on fasse, les Arabes étaient condamnés à la violence et à l’oppression. Il faut bien admettre qu’il était plutôt intelligent et très sympathique, ce Phénicien, ce qui ne faisait qu’accroître ma jalousie — je n’ai pas ouvert la bouche, il a dû me prendre pour un ours ou un demeuré.
Judit était chaque jour plus mystérieuse. Elle avait l’air triste, profondément triste par moments, absente, sans que j’en comprenne la raison ; à d’autres, au contraire, elle débordait d’énergie, riait, me parlait de ses projets, me proposait de sortir faire un tour ou boire un verre. Les premiers jours je l’emmerdais pour qu’elle finisse par m’avouer qu’elle était avec quelqu’un d’autre, elle continuait à nier, j’ai arrêté de la persécuter et au bout d’un moment je connaissais tellement bien son emploi du temps que j’ai dû me rendre à l’évidence : il n’y avait personne d’autre dans sa vie, à part ses quelques camarades d’université et moi.
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