— Et toi, quels sont tes projets ? Qu’est-ce que tu vas faire, tu vas essayer de rester ici ?
— Je ne sais pas, ça dépend un peu de toi.
Elle a baissé les yeux, et j’ai su alors que tout ce que j’avais imaginé était vrai — elle était avec quelqu’un d’autre.
Elle s’agitait nerveusement, soudain.
Elle ne disait plus rien.
J’étais tellement fatigué, angoissé, brisé par le séjour auprès de Cruz, les longues heures de veille dans l’autobus et l’émotion de revoir Judit que je me suis énervé, c’était la première fois que je haussais le ton avec elle, je lui ai crié quelque chose comme tu pourrais me le dire que tu ne veux plus de moi, merde, et je me suis à moitié levé de ma chaise — les gens de la table d’à côté (couple bourgeois, lunettes de soleil dans les cheveux, chemise à carreaux, pull à col en V sur les épaules) se sont retournés vers nous, je leur ai gueulé de s’occuper de leurs affaires, visages offusqués.
Judit m’a regardé dans les yeux avec l’air de dire rassieds-toi, arrête ton cinéma. J’ai pris conscience de mon ridicule, je me suis rassis.
— Écoute, ça ne sert à rien de se mettre dans des états pareils.
Elle murmurait. Elle avait honte. J’ai pris mon courage à deux mains, le courage qu’elle n’avait pas.
— Tu as quelqu’un d’autre, c’est ça ?
Elle a nié. Elle a secoué la tête en répétant mais non mais non.
— Tu es une dégueulasse.
J’avais sorti mon vocabulaire de polar, bien méchant, pour la faire réagir. Elle ne devait pas connaître le mot, parce qu’elle ne s’est pas mise en colère. Elle a juste ajouté je n’ai pas envie d’être avec quelqu’un en ce moment, c’est tout, ce qui m’a paru une connerie sans bornes, un mensonge, une saloperie.
J’ai regardé la petite place ovale. En face, sous les arbres, il y avait une belle porte cochère en bois d’une autre époque, un restaurant chic ; devant moi une jolie fontaine aux robinets dorés, en forme de vase ; une vieille dame passait en tirant un caddie.
Nous sommes restés un moment en silence, je ne savais plus quoi faire, plus quoi dire.
Elle avait des remords de me laisser comme ça, je le sentais.
— Tu vas dormir où ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre.
Même pas la peine d’ajouter “chienne” ou “salope”, tant cette phrase avait sonné comme un gnon.
— Ne t’énerve pas, c’est bête. Je cherche juste à t’aider.
Je ne savais plus de quoi j’avais envie, je me sentais désolé de provoquer sa colère. La dame avec son chariot avait traversé toute la place ; une baguette dépassait de son caddie ; le couple à lunettes de soleil à côté de nous a demandé l’addition.
Elle n’avait qu’un désir, c’était s’en aller, je le savais ; la culpabilité devait la torturer ; je me suis vu, avec ma gueule de bougnoule mal rasé, dans ma parka kaki merdique, sans but, sans rien, le monde n’était même pas le monde, c’était un décor de télévision, un faux. J’ai eu une bouffée de souvenirs, Tanger, notre quartier, Meryem et Bassam, je me suis demandé ce que je foutais là, sur cette place si jolie, si mignonne, en face de Judit qui ne voulait plus de moi, Dieu seul savait pourquoi.
Je me suis mis à parler en marocain.
Je l’ai suppliée, sans articuler, très vite ; je lui ai parlé d’amour, de ma fatigue, de l’ Ibn Batouta , de Cruz, des ténèbres d’Algésiras, de notre semaine à Tunis, des souvenirs de notre balcon à Tanger, je lui ai dit qu’elle ne pouvait pas balancer tout cela d’un coup, qu’elle allait me tuer.
Elle me regardait, elle avait l’air peiné. Je n’étais pas sûr du tout qu’elle ait compris ce que je venais de raconter.
Elle m’a pris la main ; elle a eu une phrase un peu définitive, du genre “Je ne m’en sens pas la force” qui sonnait dramatique et théâtrale en arabe ; j’avais l’impression de jouer dans une série égyptienne.
J’étais trop crevé, j’ai lâché comme tu veux, je ne t’embêterai plus ; mets-moi juste sur le chemin d’une mosquée, et voilà.
Judit m’a regardé avec de grands yeux : une mosquée ?
Une mosquée, un bouquiniste et un hôtel pas trop cher, j’ai ajouté.
Pour le supermarché, je le trouverai bien tout seul.
J’ai appelé le garçon, j’ai sorti un beau billet de cinquante euros tout neuf et je n’ai pas laissé payer Judit qui insistait.
Les villes s’apprivoisent, ou plutôt elles nous apprivoisent ; elles nous apprennent à bien nous tenir, elles nous font perdre, petit à petit, notre gangue d’étranger ; elles nous arrachent notre écorce de plouc, nous fondent en elles, nous modèlent à leur image — très vite, nous abandonnons notre démarche, nous ne regardons plus en l’air, nous n’hésitons plus en entrant dans une station de métro, nous avons le rythme adéquat, nous avançons à la bonne cadence, et qu’on soit marocain, pakistanais, anglais, allemand, français, andalou, catalan ou philippin, finalement Barcelone, Londres ou Paris nous dressent comme des chiens. Nous nous surprenons un jour à attendre au passage piéton que le feu soit vert ; nous apprenons la langue, les mots de la ville, ses parfums, sa clameur — Barcelone se réveillait au fracas des clés de douze sur les bouteilles de gaz, aux cris du Pakistanais qui hurlait Butaaanooooooooo dans son uniforme orange, couleur de la malédiction, du pire métier du monde, parce qu’il fallait se coltiner les bombonnes de trente kilos dans les escaliers étroits d’immeubles sans ascenseur jusqu’au quatrième ou au cinquième pour une minuscule commission par bouteille vendue : dans mon quartier, les “Pakis”, qu’ils soient réellement pakistanais ou bien bangladeshis, indiens voire sri lankais étaient colporteurs de gaz, vendeurs de roses, de bières tard dans la nuit, épiciers ou téléphonistes dans les locutorios , les parloirs, ce mélange de bureau de télécommunications avec cabines téléphoniques et de webcafé. Au début je me rendais fréquemment, sur la rambla du Raval, à deux pas de chez moi, dans un établissement de ce genre pour consulter Internet — les tarifs étaient dérisoires, et on trouvait là tous les pays, toutes les nationalités : des Marocains, des Algériens, des Sahraouis, des Équatoriens, des Péruviens, des Gambiens, des Sénégalais, des Guinéens et des Chinois qui appelaient leurs familles ou envoyaient du fric au pays par un système de transfert international d’argent liquide, de la main à la main, système se rapprochant du racket tant les commissions étaient élevées, mais qui avait la poésie du monde moderne : on donnait cent, deux cents ou mille euros à un guichet de Barcelone avec l’identité du destinataire, et la somme était immédiatement disponible à Quito ou à Lahore ; le pognon ne connaissait pas les mêmes frontières que ses propriétaires, lui il savait se dématérialiser dans les égouts d’Internet que les migrants ne pouvaient pas encore emprunter eux-mêmes pour se transformer en électrons, en impulsions, en courrier électronique, quitter Dhaka et apparaître, instantanément, dans un ordinateur à Barcelone.
Ma rue était l’une des pires du quartier, une des plus pittoresques si l’on veut, elle répondait au nom fleuri de carrer Robadors, rue des Voleurs, le casse-tête de la mairie du district — rue des putains, des drogués, des ivrognes, des paumés en tout genre qui passaient leurs journées dans cette citadelle étroite sentant l’urine, la bière rance, le tagine et les samoussas. C’était notre palais, notre forteresse ; on y entrait par le petit goulet de la rue Hospital, on en sortait sur l’esplanade des immeubles modernes au coin de la rue Sant Rafael, qui s’ouvrait sur la rambla du Raval ; en face, de l’autre côté de la rue Sant Pau commençait la rue Sant Ramon, autre forteresse — entre les deux, la nouvelle Cinémathèque, censée transformer le quartier par les lumières de la culture et attirer le bourgeois du Nord, le nanti de l’Eixample qui, sans les initiatives géographico-culturelles de la Ville, ne serait jamais descendu jusqu’ici. Il fallait bien sûr protéger les amoureux du cinéma d’auteur et les clients de l’hôtel quatre étoiles de la rambla du Raval non seulement des débordements de la plèbe, mais aussi de la tentation d’aller aux putes ou d’acheter de la drogue, et la zone était donc patrouillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les flics, qui garaient fréquemment leur fourgonnette au débouché de notre Palais des Voleurs : leur présence, loin d’être rassurante, donnait au contraire l’impression que cette région était sous surveillance, qu’il y avait un réel danger, surtout lorsque la patrouille était nombreuse, armée jusqu’aux dents et en gilet pare-balles.
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