Levy Marc - Un sentiment plus fort que la peur

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– Nous n'irons pas plus loin ce soir, dit-il en coupant le contact.

Il n'y avait que deux clients dans le restaurant dont le décor aurait pu inspirer Hopper. Ils s'installèrent dans un box. La serveuse leur offrit du café en leur présentant deux menus. Andrew commanda des pancakes, Suzie repoussa la carte sans rien choisir.

– Vous devriez manger quelque chose.

– Je n'ai pas faim.

– Vous avez déjà envisagé que votre grand-mère soit coupable ?

– Non, jamais.

– Je ne dis pas qu'elle le soit, mais mener une investigation avec une opinion déjà faite conduit généralement à se mentir à soi-même.

Un chauffeur de camion assis au comptoir lorgnait Suzie de façon déplaisante. Andrew soutint son regard.

– Ne jouez pas au cow-boy, dit Suzie.

– Ce type m'emmerde.

Suzie se leva et aborda le chauffeur.

– Vous voulez vous joindre à nous ? Seul au volant toute la journée, seul au moment des repas, venez profiter d'un peu de compagnie, lui dit-elle sans la moindre ironie dans la voix.

L'homme fut désemparé.

– La seule chose que je vous demande, c'est d'arrêter de reluquer mes seins, ça met mon ami mal à l'aise et je suis sûre que votre femme n'aimerait pas ça non plus, ajouta-t-elle en effleurant l'alliance du chauffeur.

Le camionneur régla sa note et s'en alla.

Suzie retourna s'asseoir en face d'Andrew.

– Ce qui vous manque à vous, les hommes, c'est du vocabulaire.

– Il y a un motel de l'autre côté de la route, nous ferions mieux de passer la nuit ici, suggéra Andrew.

– Il y a aussi un bar à côté de ce motel, n'est-ce pas ? dit Suzie en se tournant vers la fenêtre. Vous comptez vous y ruer dès que je serai endormie ?

– C'est possible, qu'est-ce que ça peut vous faire ?

– Ça ne me fait rien. Quand je vois vos mains trembler, ça me dégoûte, c'est tout.

La serveuse apporta son plat à Andrew. Il poussa l'assiette au milieu de la table.

– Si vous mangez quelque chose, je ne bois rien ce soir.

Suzie considéra Andrew. Elle prit une fourchette, trancha la pile de pancakes en deux portions égales et la noya de sirop d'érable.

– Schroon Lake est à trente miles d'ici, dit-elle, une fois là-bas on fait quoi ?

– Pas la moindre idée, nous verrons demain sur place.

À la fin du repas, Andrew s'esquiva pour se rendre aux toilettes. Dès qu'il eut le dos tourné, Suzie prit son portable.

– Mais où êtes-vous, cela fait deux jours que je vous cherche ?

– Je me promène, répondit Suzie.

– Vous avez des ennuis ?

– Vous aviez entendu parler d'une île où ma grand-mère se rendait de temps à autre ?

Knopf resta silencieux.

– Je dois prendre ça pour un oui ?

– N'y allez sous aucun prétexte, finit par dire Knopf.

– Vous m'avez caché d'autres choses comme celle-là ?

– Seulement ce qui aurait pu vous faire du mal.

– Qu'est-ce qui me ferait du mal, Knopf ?

– De perdre vos illusions. Elles ont bercé votre enfance, mais comment vous le reprocher, vous étiez si seule.

– Vous essayez de me dire quelque chose ?

– Liliane était votre héroïne, vous réécriviez son histoire au gré des divagations de votre mère, mais je suis désolé, Suzie, elle n'était pas la femme que vous croyez.

– Si vous m'affranchissiez, Knopf, maintenant que je suis une grande fille.

– Liliane trompait votre grand-père, lâcha-t-il.

– Il le savait ?

– Bien sûr qu'il le savait, mais il fermait les yeux. Il l'aimait beaucoup trop pour risquer de la perdre.

– Je ne vous crois pas.

– Rien ne vous y oblige. De toute façon, vous découvrirez bientôt la vérité par vous-même, puisque je suppose que vous êtes déjà en route vers le lac.

À son tour, Suzie retint son souffle.

– Lorsque vous arriverez à Schroon, présentez-vous au propriétaire de l'épicerie du village, il n'y en a qu'une. La suite vous appartient, mais si je peux réitérer un conseil qui vient du fond du cœur, faites demi-tour.

– Pourquoi le ferais-je ?

– Parce que vous êtes plus fragile que vous ne voulez l'admettre, et que vous vous accrochez à des illusions.

– Qui était son amant ? questionna Suzie en serrant les dents.

Knopf raccrocha sans lui répondre.

Accoudé au distributeur de cigarettes, Andrew attendit patiemment que Suzie ait remis son téléphone dans sa poche pour s'avancer vers elle.

*

Knopf reposa le combiné du téléphone sur son socle et croisa ses bras derrière sa nuque.

– Quand pourra-t-on dormir toute une nuit sans être dérangés ? s'enquit son compagnon.

– Dors, Stan, il est tard.

– Et te laisser tout seul à ton insomnie ? Si tu voyais ta tête. Qu'est-ce qui te tracasse à ce point ?

– Rien, je suis fatigué.

– C'était elle ?

– Oui.

– Tu t'en veux ?

– Je ne sais plus, parfois oui, parfois non.

– Qu'est-ce que tu ne sais plus ? demanda Stan en prenant la main de Knopf.

– Où se trouve la vérité.

– Cette famille mine ton existence depuis que je te connais, et nous fêterons bientôt nos quarante ans de vie commune. Quel que soit le dénouement, si cela pouvait cesser, j'en ressentirais un véritable soulagement.

– C'est la promesse que j'ai faite qui nous a pourri la vie.

– Cette promesse, tu l'as faite parce que tu étais jeune et amoureux d'un sénateur. Aussi parce que nous n'avons jamais eu d'enfant et que tu as choisi d'endosser un rôle qui n'est pas le tien. Combien de fois t'ai-je mis en garde ? Tu ne peux pas continuer à mener ce double jeu. Tu finiras par y laisser ta peau.

– À mon âge, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Et ne raconte pas d'idiotie, j'admirais Walker, il était mon mentor.

– Il était bien plus que cela pour toi. On éteint ? dit Stanley.

*

– Je n'ai pas été trop long, j'espère, demanda Andrew en se rasseyant.

– Non, je regardais la neige tomber, c'est comme les feux de bois, on ne s'en lasse jamais.

La serveuse revint remplir leurs tasses de café. Andrew observa le badge épinglé à sa blouse sur lequel était écrit son prénom.

– Dites-moi, Anita, il est bien, le motel en face ?

Anita avait la soixantaine passée, elle portait des faux cils, longs comme ceux d'une poupée de cire, sa bouche était outrageusement dessinée d'un trait épais de rouge à lèvres, et le fard sur ses joues ne faisait qu'accentuer les rides d'une vie d'ennui à servir une cuisine quelconque dans un restaurant de bord de route du nord de l'État.

– Vous arrivez de New York ? interrogea-t-elle en mâchant son chewing-gum. J'y suis allée une fois. Times Square et Broadway, c'est drôlement chouette, je m'en souviens encore. On a marché des heures, j'avais le torticolis à force de regarder les gratte-ciel. Quel malheur pour les tours, dire que je les ai visitées, ça me fait mal au cœur chaque fois que j'y pense. Faut être tordu quand même pour nous avoir fait ça.

– Oui, faut être tordu, répondit Andrew.

– Quand ils ont buté ce salopard, on a tous pleuré de joie ici. J'imagine qu'à Manhattan vous avez dû faire une sacrée bringue pour fêter l'événement.

– J'imagine, soupira Andrew, je n'y étais pas à ce moment-là.

– Dommage d'avoir raté ça. On s'est promis avec mon mari d'y retourner pour mes soixante-dix ans. Ce n'est pas demain que je sortirai les valises, heureusement.

– Et ce motel, Anita, il est comment ?

– Il est propre, mon chou, c'est déjà pas mal. Pour un voyage de noces avec une aussi jolie fille, ce n'est pas Copacabana, ajouta la serveuse d'une voix aussi pointue que ses talons. Il y a bien un Holiday Inn un peu plus chic à vingt miles, mais par ce temps, j'éviterais de reprendre la route. De toute façon, quand on s'aime, un bon oreiller suffit. Je vous ressers quelque chose ? La cuisine va bientôt fermer.

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