Marc Levy - Prochaine Fois

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Jonathan promit qu’il le rejoindrait au restaurant dans quelques instants. Peter salua la femme et sortit du bar en levant les yeux au ciel.

– Monsieur Gardner, reprit la femme, je ne crois nullement au hasard.

– Que vient faire le hasard ici ?

– L’excès d’importance que nous lui accordons est redoutable. De tout ce que je viens de vous raconter, retenez une seule chose. Il arrive que deux âmes se rencontrent pour n’en former plus qu’une. Elles dépendent alors à jamais l’une de l’autre. Elles sont indissociables et n’auront de cesse de se retrouver, de vie en vie. Si au cours d’une de ces existences terrestres une moitié venait à se dissocier de l’autre, à rompre le serment qui les lie, les deux âmes s’éteindraient aussitôt. L’une ne peut continuer son voyage sans l’autre.

Le visage de la femme changea brutalement, ses traits se durcirent, ses yeux redevinrent d’un bleu profond. Elle se leva et saisit Jonathan par le poignet. Elle le serra de toutes ses forces. Sa voix se fit plus grave encore.

– Monsieur Gardner, à cet instant, quelque chose en vous devine que je ne suis pas une vieille femme qui aurait perdu sa raison. Faites très attention à ce que je vais vous dire : n’abandonnez pas ! Elle est revenue, elle est là. Quelque part sur cette terre, elle vous attend et vous cherche. Désormais le temps vous est compté à tous deux. Si vous renonciez l’un à l’autre, ce serait bien pire que de passer à côté de vos vies, ce serait perdre vos âmes. La fin de vos deux voyages serait un incroyable gâchis pour vous qui êtes si près du but. Quand vous vous reconnaîtrez, ne passez pas à côté l’un de l’autre.

Peter, qui était revenu sur ses pas, agrippa Jonathan par le bras, le forçant à faire un demi-tour sur lui-même.

– Ils ne veulent pas me donner la table tant que nous ne serons pas « au complet » ! Je viens de négocier trois minutes de répit avec le maître d’hôtel avant qu’il nous remette en queue de liste. Dépêche-toi, il y a une entrecôte saignante qui n’en peut plus de saigner !

Jonathan se dégagea brusquement de l’emprise de son ami, mais quand il se retourna, la femme aux cheveux blancs avait disparu. Son cœur se mit à battre, il se précipita dans le couloir. Mais la foule avait englouti tout espoir de la retrouver.

2.

Le maître d’hôtel les avait installés dans un box au fond de la salle de restaurant. Assis sur une banquette en moleskine rouge, Jonathan avait du mal à se libérer de la tension qui l’avait envahi. Le contenu de son assiette était intact.

– C’est drôle ce que tu fais, dit Peter en mastiquant avec appétit.

– Qu’est-ce que je fais ?

– Tu ne cesses de desserrer ton nœud de cravate.

– Et alors ?

– Tu n’en portes pas !

Jonathan remarqua que sa main droite tremblait, il la cacha sous la table et fixa Peter.

– Tu crois à la destinée ?

– Cette entrecôte n’a aucune chance de s’en sortir, si c’est ce que tu veux savoir.

– Je te parle sérieusement !

– Sérieusement ?

Peter piqua un bout de pomme de terre qu’il sauça copieusement dans son assiette.

– Il y a un vol à 22 heures : si tu pars tout de suite, tu peux encore le prendre, poursuivit Peter en regardant au bout de sa fourchette l’immense bouchée de viande. Tu as une mine épouvantable.

Jonathan, qui n’avait toujours pas touché à son plat, arracha un petit bout de pain à la coupelle posée entre eux. Il écrasa la mie tiède entre ses doigts. Dans sa poitrine, son cœur continuait de battre la chamade.

– Je m’occuperai de la note d’hôtel, file !

La voix de Peter lui avait semblé soudain plus lointaine.

– Je ne me sens pas très bien, dit Jonathan qui tentait de recouvrer ses esprits.

– Épouse-la une bonne fois pour toutes, tu commences à me fatiguer avec ton Anna.

– Tu ne voudrais pas rentrer ce soir avec moi ?

Sur l’instant, Peter ne comprit pas l’appel à l’aide de son ami. Il se resservit un verre de vin.

– Je voulais profiter de ce dîner pour te parler des problèmes que j’ai en ce moment au bureau, je voulais réfléchir avec toi à la façon de réagir à ces articles qui m’attaquent gratuitement. Je voulais que tu te penches sur le contenu de mes prochaines ventes, mais je vais dîner en tête à tête avec cette entrecôte, c’est déjà ça. Je ne peux pas la laisser tomber elle aussi, cela nuirait à l’idée qu’on se fait des joyeuses soirées de célibataire.

Jonathan hésita, puis se leva et prit son portefeuille dans la poche de sa veste.

– Tu ne m’en veux pas ?

Peter retint son bras.

– N’y pense même pas. Tu ne peux pas payer un repas où tu n’étais pas présent. Je vais te poser une question très personnelle dont la réponse restera tout à fait entre nous ?

– Bien sûr, dit Jonathan.

Peter pointa d’un air circonspect le morceau de viande intact qui trônait au milieu de l’assiette de Jonathan.

– Tu n’y vois pas d’objection ?

Et avant que son ami ne réponde, il échangea les assiettes et enchaîna.

– Allez, file, et embrasse-la pour moi. Je te téléphonerai demain en arrivant. J’ai vraiment besoin que tu m’aides à redresser la barre, ça tangue au bureau.

Jonathan posa sa main sur l’épaule de son ami et la serra entre ses doigts, il y retrouva un peu de cet équilibre qui lui faisait défaut. Peter releva la tête et l’observa longuement.

– Tu es sûr que tu vas bien ?

– Oui, juste un coup de fatigue, ne t’inquiète pas, pour le reste tu peux compter sur moi.

Il fila vers la sortie. Les mille lumières de la devanture de l’hôtel l’aveuglèrent. Il fit un signe au chasseur. Avec son air ébloui et maladroit, Jonathan ressemblait à un joueur épuisé par la malchance. Un taxi avança sous l’auvent. Dès que la voiture eut démarré, il ouvrit sa fenêtre à la recherche d’un peu d’air.

– Mauvaise fortune ? demanda le chauffeur qui le scrutait dans son rétroviseur.

Jonathan le rassura d’un mouvement de tête. Il ferma les yeux et appuya sa nuque au dosseret de la banquette. Les lampadaires traçaient sous ses paupières closes un trait discontinu d’éclats faisant surgir de sa mémoire le souvenir du bout de carton qu’enfant il accrochait aux rayons de la roue avant de sa bicyclette. L’air s’était rafraîchi. Jonathan rouvrit les yeux. Un paysage de banlieue défilait par la fenêtre. Il se sentit vidé de toute envie.

– J’ai quitté l’autoroute, il y avait un accident, dit le chauffeur.

Jonathan fixa le regard de l’homme, qui se reflétait dans le miroir rectangulaire.

– Vous aviez l’air de bien dormir. Trop fêté ?

– Non, trop travaillé !

– Il faut bien se tuer à quelque chose !

– Dans combien de temps arrivons-nous ? demanda Jonathan.

– Plus très longtemps, j’espère. Le trajet est au forfait.

Au loin, les lumières orangées de la zone aéroportuaire se détachaient de la pénombre. Le taxi se rangea le long du trottoir réservé aux passagers de la Continental Airline. Jonathan acquitta sa course et sortit de la Ford blanche aux portières rouges. La voiture s’éloigna.

Au comptoir d’enregistrement, l’hôtesse lui indiqua que les quatre fauteuils de première étaient pris, la classe économique, quant à elle, était presque vide. Jonathan choisit un hublot. À cette heure avancée de la soirée, le flux de voyageurs se raréfiait, il passa le contrôle de sécurité rapidement et emprunta l’interminable couloir qui menait à la salle d’embarquement.

Un McDonnell Douglas aux couleurs de la Continental Airline s’arrima au bout de la passerelle. Le nez de l’appareil semblait effleurer la baie vitrée. Un petit garçon qui attendait en compagnie de sa mère fit un signe de la main aux pilotes perchés dans leur cabine. Le commandant de bord lui retourna son geste.

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