Marc Levy - Mes amis, mes amours
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– Quel était le sujet de votre dispute ?
– Rien, laisse tomber.
– C’est toi qui devrais laisser tomber, si tu voyais la tête que tu fais… Tu ne veux vraiment pas me dire de quoi il s’agit ? Un conseil de fille ça peut toujours aider, non ?
Antoine regarda son amie et se laissa gagner par le sourire qu’elle affichait maintenant sans gêne. Il fouilla les poches de sa veste et lui tendit une enveloppe.
– 61 –
– Tiens, j’espère qu’elle te plaira.
– Elles me plaisent toujours.
– Je ne fais que retranscrire ce que tu me demandes d’écrire, reprit Antoine en relisant son texte.
– Oui, mais tu le fais avec tes mots et, grâce à toi, les miens prennent un sens que je n’arrive pas à leur donner.
– Tu es sûre que ce type te mérite vraiment ? Parce que je peux te dire une chose, et ce n’est pas parce que je les écris moi, mais si je recevais des lettres comme ça, quelles que soient mes obligations personnelles ou professionnelles, je peux te jurer que je serais déjà venu t’enlever.
Le regard de Sophie se détourna.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit Antoine désolé, en la prenant dans ses bras.
– Tu vois, tu devrais faire attention à ce que tu dis de temps en temps. Je ne sais pas quel est le sujet de votre brouille, mais c’est forcément une perte de temps, alors prends ton téléphone et appelle-le.
Antoine reposa sa tasse de café.
– Pourquoi est-ce que c’est moi qui devrais faire le premier pas ? bougonna-t-il.
– Parce que si vous vous posez la même question tous les deux, vous allez vous gâcher la journée pour rien.
– Peut-être, mais là, c’est lui qui est en tort.
– Qu’est-ce qu’il a bien pu faire de si grave ?
– J’ai le droit de te dire qu’il a fait une connerie mais ce n’est pas pour autant que je vais le balancer.
– Deux mômes !… Et pas un pour racheter l’autre ! Il s’est excusé ?
– D’une certaine façon, oui…, répondit Antoine, repensant au petit mot que Mathias avait confié à Louis.
Sophie décrocha le téléphone sur le comptoir et le fit glisser sur la table.
– Appelle-le !
Antoine reposa le combiné sur son socle.
– Je vais plutôt passer le voir, dit-il en se levant. Il régla les cafés, tous deux ressortirent dans Bute Street. Sophie refusa de regagner son magasin avant d’avoir vu Antoine franchir la porte de la librairie.
– Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Mathias en levant les yeux de sa lecture.
– Rien, je passais comme ça, voir si tout allait bien.
– Tout va bien, je te remercie, dit-il en tournant une page de son livre.
– Tu as du monde ?
– Pas un chat, pourquoi ?
– 62 –
– Je m’ennuie, chuchota Antoine.
Antoine retourna le petit panneau suspendu à la porte vitrée, côté « Fermé ».
– Viens, je t’emmène faire un tour.
– Je croyais que tu croulais sous le travail ?
– Arrête de discuter tout le temps !
Antoine sortit de la libraire, il s’installa à bord de sa voiture garée devant la vitrine et klaxonna deux fois. Mathias reposa son livre en râlant et le rejoignit dans la rue.
– Où va-t-on ? demanda-t-il en grimpant à bord du cabriolet.
– Faire la librairie buissonnière !
L’Austin Healey remontait Queen’s Gâte, elle traversa Hyde Park et fila vers Notting Hill. Mathias trouva une place à l’entrée du marché de Portobello. Les trottoirs étaient envahis par les étals de brocanteurs. Ils descendirent la rue, s’arrêtant à chaque stand. Chez un fripier, Mathias essaya une veste à grosses rayures et la cas-quette aux motifs assortis, il se retourna pour demander son avis à Antoine. Celui-ci s’était déjà éloigné, bien trop gêné pour rester à côté de lui. Mathias reposa le vêtement sur son cintre et déclara à la vendeuse qu’Antoine n’avait aucun goût. Ils s’installèrent à la terrasse de la brasserie Electric. Deux jolies jeunes femmes descendaient la rue en tenue d’été. Leurs regards se croisèrent, elles leur sourirent tout en passant leur chemin.
– J’ai oublié, dit Antoine.
– Si c’est ton portefeuille, ne t’inquiète pas je t’invite, dit Mathias en prenant l’addition dans la coupelle.
– Ça fait six ans que je vis dans ce costume de papa poule, et je me rends compte que je ne sais même plus comment on aborde une femme. Un jour mon fils me demandera de lui apprendre à draguer et je ne saurai pas lui répondre. J’ai besoin de toi, il faudrait que tu me réapprennes tout depuis le début.
Mathias but son jus de tomate d’un trait et reposa le verre sur la table.
– Il faudrait savoir ce que tu veux, tu refuses qu’une femme entre dans notre maison !
– Ça n’a rien à voir, je te parlais de séduction, bon laisse tomber !
– Toute la vérité ? Moi aussi j’ai oublié, mon vieux.
– Dans le fond, je crois que je n’ai jamais su ! soupira Antoine.
– Avec Karine tu as bien su, non ?
– Karine m’a fait un fils et ensuite elle est partie s’occuper des enfants des autres. Comme réussite sentimentale, il y a mieux, non ? Allez viens, allons travailler.
Ils quittèrent la terrasse et remontèrent la rue, marchant côte à côte.
– Ça t’embête si j’essaie à nouveau cette veste, et cette fois tu me donnes vraiment ton avis !
– Si tu me jures de la porter devant nos enfants, c’est même moi qui te l’offre !
– 63 –
De retour dans South Kensington, Antoine rangea l’Austin Healey devant son bureau. Il coupa le contact et allendit quelques instants pour sortir de la voiture.
– Je suis désolé pour hier soir, je suis peut-être allé un peu trop loin.
– Non, non, rassure-toi, je comprends ta réaction, dit Mathias d’une voix pincée.
– Tu n’es pas sincère, là !
– Ben non, je ne suis pas sincère !
– C’est bien ce que je pensais, tu m’en veux encore !
– Bon, écoute Antoine, si tu as quelque chose à dire sur ce sujet, dis-le, là j’ai vraiment du travail !
– Moi aussi, reprit Antoine en sortant du cabriolet.
Et alors qu’il entrait dans ses bureaux, il entendit la voix de Mathias dans son dos.
– Merci d’être passé, ça me touche beaucoup.
– Je n’aime pas quand on s’engueule, tu sais, répondit Antoine en se retournant.
– Moi non plus.
– N’en parlons plus alors, c’est derrière nous.
– Oui, c’est derrière nous, reprit Mathias.
– Tu rentres tard ce soir ?
– Pourquoi ?
– J’ai promis à McKenzie de l’emmener dîner chez Yvonne… pour le remercier d’être venu nous aider à la maison, alors si tu pouvais garder les enfants, ce serait bien.
De retour dans sa librairie, Mathias décrocha le téléphone et appela Sophie.
*
Le téléphone sonnait. Sophie s’excusa auprès de sa cliente.
– Bien sûr que je peux, dit Sophie.
– Ça ne te dérange pas ? insista Mathias à l’autre bout du fil.
– Je ne te cache pas que je n’aime pas l’idée de mentir à Antoine.
– Je ne te demande pas de lui mentir, mais juste de ne rien lui dire.
Pour Sophie, la frontière entre mensonge et omission était bien mince, mais elle accepta quand même de rendre le service que Mathias lui demandait. Elle ferme-rait son magasin un peu plus tôt et le rejoindrait comme promis vers sept heures.
Mathias raccrocha.
– 64 –
VII
Yvonne profitait du calme de l’après-midi pour faire un peu de rangement dans sa réserve au sous-sol. Elle regarda la caisse devant elle, le château-labe-gorce-zédé était son vin préféré et elle conservait précieusement les trop rares bouteilles qu’elle possédait pour de grandes occasions. Mais de grandes occasions, elle n’en avait pas eu à célébrer depuis de longues années. Elle passa la main sur la fine couche de poussière qui recouvrait le bois, se remémorant avec émotion ce soir de mai où Manchester United avait remporté la coupe d’Angleterre. La douleur la saisit à la base du sein, sans prévenir. Yvonne se plia en deux à la recherche de l’air qui lui manquait soudain. Elle s’appuya à l’échelle qui grimpait vers la salle et chercha ses médica-ments dans la poche de son tablier. Ses doigts engourdis avaient du mal à retenir le flacon. Avec difficulté, elle réussit à faire sauter le capuchon, versa trois comprimés dans le creux de sa main et les lança au fond de sa gorge, penchant la tête en arrière pour mieux déglutir.
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