– Je vous téléphonerai dès que j'aurai trouvé un terrain d'entente avec notre interlocuteur.
Lucas raccrocha sans plus de civilités et s'approcha de la vitre. Il regardait les rues qui s'étendaient en contrebas. De cette hauteur, les files de lumières blanches et rouges délinéées par les feux de voitures dessinaient une immense toile d'araignée qui scintillait dans la nuit. Lucas plaqua son front contre le carreau, une auréole de buée se forma devant sa bouche, au centre, un petit point de lumière bleue clignotait. Au loin, un gyrophare remontait vers Pacific Heights. Lucas soupira, mit les mains dans les poches de son manteau et sortit de la pièce.
*
Zofia coupa la sirène et rangea le gyrophare; il y avait une place devant la porte de la maison, elle s'y gara aussitôt. Elle grimpa l'escalier quatre à quatre et entra dans son appartement.
– Ils sont nombreux à te poursuivre? demanda Mathilde.
– Pardon?
– Tu n'es presque pas du tout essoufflée, si tu voyais ta tête!
– Je vais me préparer, je suis très en retard! Comment s'est passée ta journée?
– À l'heure du déjeuner, j'ai fait un petit sprint avec Carl Lewis, c'est moi qui l'ai battu!
– Tu t'es beaucoup ennuyée?
– Soixante-quatre voitures sont passées dans ta rue, dont dix-neuf vertes!
Zofia revint vers elle et s'assit au pied du lit.
– Je ferai mon possible pour rentrer plus tôt demain.
Mathilde jeta un œil en coin à la pendulette posée sur le guéridon et hocha la tête.
– Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas…
– Je sors ce soir, mais je ne rentrerai pas tard. Si tu ne dors pas, on pourra parler, dit Zofia en se levant.
– Toi ou moi? murmura Mathilde en la regardant disparaître dans la penderie.
Elle reparut dix minutes plus tard dans le salon. Une serviette entourait ses cheveux mouillés, une autre sa taille encore humide. Elle posa une petite trousse en tissu sur le rebord de la cheminée et s'approcha du miroir.
– Tu dînes avec petit Lu? questionna Mathilde.
– Il a téléphoné?!
– Non! Pas le moins du monde.
– Alors comment le sais-tu?
– Comme ça!
Zofia se retourna, posa ses mains sur ses hanches et fit face à Mathilde, l'air très déterminé.
– Tu as deviné comme ça, que je dînais avec Lucas?
– Sauf à me tromper, il me semble que ce que tu tiens dans ta main droite s'appelle du mascara, et dans ta gauche un pinceau à blush.
– Je ne vois vraiment pas le rapport!
– Tu veux que je te donne un indice? dit Mathilde d'un ton ironique.
– Tu m'en verrais absolument ravie! répondit Zofia, légèrement agacée.
– Tu es ma meilleure amie depuis plus de deux ans…
Zofia inclina la tête de côté. Le visage de Mathilde s'illumina d'un sourire généreux.
– … c'est la première fois que je te vois te maquiller!
Zofia se retourna vers le miroir sans répondre. Mathilde prit nonchalamment le supplément des programmes de télévision et en recommença la lecture pour la sixième fois de la journée.
– Nous n'avons pas la télé! dit Zofia en étalant délicatement du doigt un peu de brillant à lèvres.
– Ça tombe bien, j'ai horreur de ça! répondit Mathilde du tac au tac en tournant la page.
Le téléphone sonna dans le sac que Zofia avait laissé sur le lit de Mathilde.
– Veux-tu que je décroche? lui demanda-t-elle d'une voix innocente.
Zofia se précipita sur le fourre-tout et plongea dedans. Elle prit l'appareil et s'éloigna à l'autre bout de la pièce.
– Non, tu ne veux pas! grommela Mathilde en attaquant la grille des programmes du lendemain.
Lucas était désolé, il avait pris du retard et il ne pouvait pas passer la chercher. Une table leur était réservée à vingt heures trente au dernier étage de l'immeuble de la Bank of America sur California Street. Le restaurant trois étoiles qui surplombait la ville offrait une magnifique vue du Golden Gate. Zofia le rejoindrait là-bas. Elle raccrocha, gagna le coin cuisine et se pencha à l'intérieur du réfrigérateur. Mathilde entendit la voix caverneuse de son amie lui demander:
– Qu'est-ce qui te ferait plaisir? J'ai un peu de temps pour te préparer à dîner.
– Une «omelette-salade-yaourt».
Plus tard, Zofia attrapa son manteau dans la penderie, embrassa Mathilde et referma doucement la porte de l'appartement.
Elle s'installa au volant de la Ford. Avant de démarrer, elle abaissa le pare-soleil et se regarda quelques secondes dans le miroir de courtoisie. La moue dubitative, elle releva sa vitre et tourna la clé de contact. Lorsque la voiture disparut au bout de la rue, le voile à la fenêtre de Reine retomba doucement sur la vitre.
Zofia abandonna son véhicule à l'entrée du parking et remercia le voiturier en livrée rouge qui lui tendait un ticket.
– J'aimerais bien être celui avec qui vous allez dîner! dit le jeune homme.
– Merci beaucoup, dit-elle, écarlate et ravie.
La porte tambour virevolta et Zofia apparut dans le hall. Après la fermeture des bureaux, seuls le bar au rez-de-chaussée et le restaurant panoramique au dernier étage restaient ouverts au public. Elle se dirigeait d'un pas assuré vers l'ascenseur, lorsqu'elle ressentit une singulière sensation de sécheresse envahir sa bouche. Pour la première fois, Zofia avait soif. Elle consulta l'heure à sa montre. Comme elle avait dix minutes d'avance, elle avisa le comptoir en cuivre derrière la vitrine du café et changea de direction. Elle s'apprêtait à y entrer lorsqu'elle reconnut le profil de Lucas, attablé, en pleine conversation avec le directeur des services immobiliers du port. Elle recula, troublée, et retourna vers l'ascenseur.
Quelque temps plus tard, Lucas se laissait guider par le maître d'hôtel jusqu'à la table où Zofia l'attendait. Elle se leva, il baisa sa main et l'invita à s'asseoir face à la vue.
Au cours du dîner, Lucas posa cent questions auxquelles Zofia répondait par mille autres. Il appréciait le menu gastronomique, elle ne touchait à aucun plat, écartant délicatement la nourriture aux quatre coins de l'assiette. Les interruptions du serveur leur semblaient durer d'éternelles minutes. Quand il s'approcha encore, muni d'un ramasse-miettes qui ressemblait à une faucille barbue, Lucas vint s'asseoir à côté de Zofia et souffla d'un grand coup sur la nappe.
– Voilà, c'est propre maintenant! Vous pouvez nous laisser, merci beaucoup! dit-il au garçon.
La conversation reprit aussitôt. Le bras de Lucas trouva appui sur le dossier de la banquette, Zofia ressentit la chaleur de sa main, si proche de sa nuque.
Le garçon s'avança à nouveau, au courroux de Lucas. Il déposa devant eux deux cuillères et un fondant au chocolat. Il fit tourner l'assiette pour la leur présenter, se redressa droit comme un piquet et annonça fièrement son contenu.
– Vous avez bien fait de le préciser, dit Lucas, agacé, on aurait pu confondre avec un soufflé aux carottes!
Le garçon s'éloigna discrètement. Lucas se pencha vers Zofia.
– Vous n avez rien mangé.
– Je mange très peu, répondit-elle en baissant la tête.
– Goûtez, pour me faire plaisir, le chocolat est un morceau de paradis en bouche.
– Et un enfer pour les hanches! reprit-elle.
Il ne lui laissa pas le choix, trancha le fondant, porta une cuillerée jusqu'à la bouche de Zofia et déposa le chocolat chaud sur sa langue. Dans la poitrine de Zofia, les battements sourdaient plus fort et elle cacha sa peur au fond des yeux de Lucas.
– C'est chaud et froid en même temps, c'est doux, dit-elle.
Le plateau que portait le sommelier s'inclina légèrement, le verre à cognac glissa. Quand il heurta la pierre au sol, il éclata en sept morceaux, tous identiques. La salle se tut, Lucas toussota et Zofia brisa le silence.
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