Marc Levy - Le Premier jour
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– Non plus, et j'en suis bien désolé, je vous l'assure.
– Alors, où allons-nous ?
– Dans mon bureau, où voulez-vous que nous allions ?
Keira suivit Ivory jusqu'aux ascenseurs. Elle s'apprêtait à l'interroger, mais celui-ci ne lui en laissa pas le temps.
– Si vous attendiez que nous soyons confortablement installés, dit-il avant même qu'elle ait prononcé un mot, je vous promets que vous vous épargneriez beaucoup de questions inutiles.
La cabine s'éleva vers le troisième étage.
Ivory prit place derrière son bureau et invita Keira à s'asseoir dans un fauteuil. Elle se releva aussitôt pour voir de plus près ce qu'il pouvait bien taper sur le clavier de son ordinateur.
– Internet ! Depuis que j'ai découvert ce truc-là, j'en suis dingue. Si vous saviez le nombre d'heures que j'y passe ! Heureusement que je suis veuf, sinon, je crois que ce hobby aurait tué ma femme, ou plutôt c'est elle qui m'aurait tué. Savez-vous que sur la « sphère » – c'est un mot très « in » que mes étudiants m'ont appris – bref, sur la sphère ou la toile – cela se dit aussi – on ne cherche plus une information, on la « googlelise » ! Ce n'est pas hilarant ? J'adore ce nouveau vocabulaire, et le plus drôle c'est que lorsqu'un terme m'échappe, eh bien, je le tape aussi sur Internet et, hop, j'en obtiens aussitôt le sens. Je vous le dis, on trouve presque tout, même des laboratoires privés qui pratiquent des analyses au carbone 14, épatant non ?
– Quel âge avez-vous vraiment, Ivory ?
– Je le réinvente chaque jour, Keira, l'important est de ne pas se laisser aller.
Ivory imprima une liste d'adresses et l'agita fièrement devant les yeux de son invitée.
– Nous n'avons plus qu'à passer quelques appels pour trouver ceux qui accepteront de traiter notre demande à un prix convenable et dans des délais raisonnables, conclut-il.
Keira regarda sa montre.
– Votre sœur ! s'exclama Ivory. Je crois qu'elle doit être libérée de sa réunion depuis un bon moment maintenant. Allez la rejoindre, je m'occupe de tout.
– Non, je reste, dit Keira gênée, je ne peux pas vous laisser faire ce travail tout seul.
– Mais si, j'insiste, après tout, je me pique autant à ce jeu que vous, peut-être même plus encore. Allez rejoindre Jeanne et revenez me voir demain. Nous en saurons plus.
Keira remercia le professeur.
– Accepteriez-vous de me confier votre collier pour la soirée ? Je vais en prélever un infime fragment qui servira à l'analyser. Je vous promets d'agir avec le doigté d'un chirurgien, il n'y paraîtra rien.
– Bien sûr, mais j'ai déjà essayé plusieurs fois et je n'ai jamais réussi ne serait-ce qu'à l'égratigner.
– Aviez-vous une pointe en diamant comme celle-ci ? demanda Ivory en sortant fièrement de son tiroir l'outil de découpe.
– Vous êtes décidément plein de ressources, Ivory ! Non, je n'avais pas un tel scalpel.
Keira hésita un instant et abandonna le collier sur le bureau d'Ivory. Ce dernier dénoua délicatement le lacet en cuir qui enserrait l'objet triangulaire et rendit la cordelette à sa propriétaire.
– À demain, Keira, passez quand vous voudrez, je serai là.
*
* *
1- Lucy fut découverte le 30 novembre 1974 à Hadar, sur les bords de la rivière Awash, dans le cadre d'un projet regroupant une trentaine de chercheurs éthiopiens, américains et français, dirigé par Donald Johanson, Maurice Taïeb et Yves Coppens. Le squelette fut baptisé Lucy car ses découvreurs fredonnaient à longueur de journée la chanson des Beatles « Lucy in the Sky with Diamonds ».
Londres
– Non, non, non Adrian ! Votre propos endormirait jusqu'au public d'un concert d'AC/DC.
– Qu'est-ce que AC/DC vient faire là-dedans ?
– Absolument rien, mais c'est le seul groupe de hard-rock dont je connaisse le nom. Ce n'est pas un prix que le comité de la Fondation va distribuer, mais une balle dans la tête à ceux qui vous écouteront encore... afin d'abréger leurs souffrances !
– Bon, cette fois, je crois que j'ai bien compris, Walter ! Si mon texte est si rébarbatif, eh bien, trouvez-vous un autre orateur.
– Qui rêverait lui aussi de retourner au Chili ? Désolé, je n'ai pas le temps.
Je tournai la page de mon cahier et toussotai avant de reprendre la lecture.
– Vous allez voir, dis-je à Walter, la suite est bien plus intéressante, vous n'aurez pas le loisir de vous ennuyer.
Mais, à l'énoncé de la troisième phrase, Walter parodia un ronflement.
– Soporifique ! s'exclama-t-il en ouvrant l'œil droit. Parfaitement assommant !
– Vous voulez dire que je suis chiant ? !
– Voilà, chiant, c'est tout à fait cela. Vos étoiles extraordinaires ne sont que de simples combinaisons de chiffres et de lettres impossibles à retenir. Qu'est-ce que vous voulez que les membres du jury aient à faire de X321 et de ZL254, nous ne sommes pas dans un épisode de Star Trek , mon pauvre ami ! Quant à vos galaxies lointaines, vous nous en définissez les distances en années-lumière ! Qui sait compter en années-lumière, je vous le demande ? Votre charmante voisine ? Votre dentiste ? Votre maman peut-être ? C'est ridicule. Personne ne peut survivre à une telle indigestion de chiffres.
– Mais merde à la fin, qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? Que je baptise mes constellations, tomates, poireaux et pommes de terre pour que votre mère comprenne mes travaux ?
– Vous ne me croirez sans doute pas, mais elle vous a lu.
– Votre mère a lu ma thèse ?
– Absolument !
– J'en suis très flatté.
– Elle est horriblement insomniaque. Plus aucun médicament n'y faisait, et j'ai eu l'idée de lui rapporter un exemplaire broché de votre œuvre. Il faudrait que vous vous remettiez à écrire, elle va bientôt être en manque !
– Mais qu'attendez-vous de moi, à la fin !
– Que vous nous parliez de vos recherches en des termes accessibles à des êtres normaux. Ce que cette manie des mots savants est agaçante à la fin. Regardez, en médecine par exemple, pourquoi un tel charabia ? Être malade ne suffit pas ? A-t-on besoin d'entendre que nous avons une dysplasie de la hanche, le mot déformation ne convient pas ?
– Je suis désolé d'apprendre que vos os vous font souffrir, mon cher Walter.
– Oui, eh bien, ne le soyez pas, je ne parlais pas de moi. C'est mon chien qui souffre d'une « dysplasie ».
– Vous avez un chien ?
– Oui, un charmant jack russell. Il est chez ma mère ; et si elle lui a fait la lecture des dernières pages de votre thèse, ils doivent dormir profondément tous les deux.
J'avais envie d'étrangler Walter, mais je me suis lâchement contenté de le dévisager. Sa patience me déconcertait, sa volonté aussi. Sans que je ne sache vraiment comment, ma langue s'est déliée et, pour la première fois depuis mon enfance, je me suis entendu dire à voix haute :
« Où commence l'aube ? »...
Au petit matin, Walter ne dormait toujours pas.
*
* *
Paris
Keira n'arrivait pas à trouver le sommeil. De peur de réveiller sa sœur, elle avait quitté la chambre pour aller s'installer sur le canapé du salon. Combien de fois avait-elle maudit la dureté de son lit de camp ? Et pourtant, comme il lui manquait ! Elle se releva et avança jusqu'à la fenêtre. Ici, pas de nuit étoilée, juste une rangée de réverbères qui luisaient dans la rue déserte. Il était 5 heures du matin, à cinq mille huit cents kilomètres de là, dans la vallée de l'Omo, le jour était déjà levé et Keira cherchait à deviner ce qu'Harry pouvait bien faire. Elle retourna sur le canapé et, perdue dans ses pensées, elle s'endormit enfin.
Au milieu de la matinée, un appel du professeur Ivory la tira de ses rêves.
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