Elle préfère te dire qui tu es «toi».
Elle te parle de toi et tu es étonné qu'elle en sache autant sur tes secrets les plus intimes.
Elle prend un petit air mutin qui te fait fondre.
Elle te dit qu'elle apprécie autant tes qualités que tes défauts.
Elle te signale qu'elle-même n'est pas une perfection.
Elle est «l'imperfection adaptée à ta propre imperfection».
Ensemble, vous êtes complets.
Elle te parle de cette théorie antique qui prétend que, jadis, les êtres humains avaient deux têtes, quatre bras, quatre jambes et qu'ils ont été séparés.
«Depuis, on est tous à la recherche de notre moitié perdue», dit-elle.
Tu l'enserres.
Vous vous embrassez longuement.
Vos corps se touchent et reforment cet être complet de quatre bras, quatre jambes, deux têtes.
Autour de vous, les dauphins bondissent gaiement.
Puis elle se dégage pudiquement et t'écla-bousse en riant.
Tu hésites, puis tu l'éclabousses en retour.
Vous jouez comme des enfants.
Soudain elle s'arrête, redevient sérieuse.
Vous vous séparez.
Vos doigts se frôlent une dernière fois.
Elle te dit qu'il est temps de continuer ton chemin et de suivre les dauphins.
Tu insistes pour qu'elle reste avec toi.
Elle te fait clairement comprendre que les êtres humains ne sont pas des biens à posséder.
Il faut laisser les gens venir et repartir à leur gré.
Même elle?
Surtout elle.
La plus grande preuve d'amour que tu puisses lui donner est de lui laisser sa liberté.
Tu es déçu comme la première fois où ta maman t'a laissé seul.
Tu es déçu comme la première fois où tu as compris que le monde et toi étiez différenciés.
Elle ajoute que tu la retrouveras plus tard, ailleurs, peut-être dans le réel.
Si c'est inscrit dans les étoiles…
Mais, pour l'instant, tu dois poursuivre ta route.
Au sud du lac, il y a un passage aquatique souterrain et nous nous y enfonçons, guidés par les dauphins.
À l'entrée, il y a beaucoup de coraux jaunes, d'algues orange, d'anémones rouges.
Les dauphins te montrent le chemin.
C'est tout droit. Tu iras seul.
Tu nages.
Devant toi, il n'y a plus que la roche.
Elle devient lisse et rose.
En progressant dans le goulet, tu te diriges vers ton passé.
D'abord, tu visites ta collection de souvenirs pénibles que tu as essayé d'oublier mais que tu ne crains plus désormais de regarder en face.
Tu les affrontes un à un.
Les humiliations.
Les injustices.
Les incompréhensions.
Les abandons.
Les trahisons.
Les malveillances des autres à ton égard.
Tu comprends pourquoi tu as réagi ainsi à l'époque.
Et comment tu aurais pu réagir mieux.
Tu t'aperçois que certaines situations pénibles se reproduisent régulièrement dans le même enchaînement précis d'événements.
Tu comprends que c'est toi qui te débrouilles pour, dans ces situations précises, aboutir à ce résultat précis.
Tu enregistres les scénarios d'échec et tu analyses froidement, scientifiquement, avec détachement, à quel endroit tu t'es trompé.
À quel moment tu as baissé les bras.
Tu en déduis comment éviter les mêmes erreurs.
Tu comprends l'enseignement de chacun d'eux.
Puis, tu assistes au défilé de ta collection d'instants heureux.
Tu t'aperçois que certaines situations agréables se reproduisent régulièrement dans le même enchaînement précis d'événements.
C'est toi qui as trouvé le truc pour que chaque fois ça réussisse.
Tu enregistres les scénarios de réussite, et tu vois pourquoi cela fonctionne.
Puis, tu réfléchis au moyen de parfaire ta méthode.
Tu t'aperçois que tes victoires n'étaient que des demi-victoires et que c'est souvent par manque d'audace que tu n'as pas osé t'em-parer de la récompense que tu aurais pu obtenir.
Tu ne te sentais peut-être pas digne de tant de réussite
Si l'école t'a préparé à gérer les difficultés, il aurait aussi fallu qu'elle te prépare à gérer les succès.
Tu peux aller bien plus loin dans les scénarios de réussite.
N'aie pas peur de la victoire.
Nage.
Tu continues d'observer tes instants de joie, de plaisir, de bonheur, de tendresse.
Tu constates que, finalement, les instants agréables sont bien plus nombreux que les instants désagréables.
Dans le goulet, les parois roses deviennent rose foncé, puis rouges, puis rouge foncé. Tout devient plus sombre. Pourpre.
Tu distingues une fente de lumière.
Elle s'élargit pour devenir un grand losange blanc.
La lumière est de plus en plus forte.
Tu veux faire demi-tour.
Mais deux mains ont surgi qui t'attrapent.
Tu es tiré en avant.
Tu perçois une voix assourdissante.
«Continuez, ça vient!»
Le losange est bien trop étroit pour te laisser passer.
Ton crâne mou se comprime à l'extrême.
Tu as envie de crier, mais tes poumons sont remplis de liquide.
Tu es dehors, à présent.
La lumière est aveuglante.
Court instant de panique.
Il fait froid.
Des voix crient.
Des gens masqués te regardent.
Tu veux leur hurler de se taire.
De te ficher la paix.
D'éteindre la lumière.
Qu'on te remette là où tu étais.
Dans l'eau.
Avec les dauphins et l'être complémentaire.
Bon sang! Tu commences déjà à oublier son visage.
Le reconnaîtras-tu quand tu seras grand?
Mais tu n'arrives toujours pas à respirer.
Tu es comme un poisson sorti de l'eau qui s'asphyxie.
Tu me demandes pourquoi je ne viens pas à ton secours.
Désolé, là, je ne peux rien faire pour toi.
Comme le dit mon ami,
le roman La Machine à explorer le temps , on ne sait toujours pas jouer avec le passé.
C'est un instant qui s'est déjà produit.
Je ne peux que t'inviter à y assister.
Tu ne pourras pas changer ta naissance mais tu pourras la voir différemment.
Des mains gantées de caoutchouc te mettent à l'envers,
pendu la tête en bas.
C'est assez désagréable.
On te tape fort dans le dos.
Ah, les brutes!
Moi-même, j'ignorais que vous vous infligiez dès le début de tels désagréments.
Je comprends mieux maintenant que certains d'entre vous deviennent agressifs par la suite…
Tu n'arrives toujours pas à crier.
Tu sens qu'autour de toi la tension monte.
Aujourd'hui, tu connais ton premier stress.
Tu connais aussi ton premier public impatient.
Qu'attend l'artiste pour se mettre à chanter?
C'est vrai, pourquoi tu n'as pas pleuré tout de suite?
C'était si pénible que ça cette naissance?
Quoi? Trop de lumière? Trop de bruit?
Tu sais, à bien y réfléchir, on est tous passés par là.
Tu crois qu'à ma naissance, sur les rotatives offset, il n'y avait pas de lumière et de bruit?
Vas-y. Qu'est-ce que tu attends? Crie!
Pleure!
Crie!
Il faut que ce cri parte du ventre et qu'il sorte comme un geyser.
Aahh!
Mieux que ça. Plus fort!
AAAAAAAAHHHHHHHHH!
Ouf! ça y est, tu as réussi.
D'un coup le liquide que tu avais emmagasiné dans tes poumons est expulsé.
C'était ta première ex-pression.
Bienvenue parmi les humains.
Ton père est là qui te tend les bras.
Moment d'émotion.
On t'attrape et on te pose sur le ventre de ta mère qui t'embrasse.
Tu es couvert de baisers gluants.
Ça t'aide à supporter le passage du stade de poisson à celui de petit mammifère.
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