La pensée est électrique ET chimique, comme la lumière est corpusculaire ET ondulatoire.
Entrée en action du neuromédiateur glutamate. Lorsqu'il frôle le neurone voisin celui-ci passe à son tour à trente millivolts.
Le glutamate agit comme un excitateur mais son action est équilibrée par un autre neuromédiateur, le gaba (pour acide gamma-aminobutyrique), qui agit comme un inhibiteur. De ce subtil équilibre entre des électricités et des produits chimiques excitants ou inhibants, naissent des idées. Sur les cent milliards de neurones que contient le cerveau d'Isidore Katzenberg, trente-cinq milliards sont sollicités pour résoudre l'énigme. Du coup, il ne pense plus à rien d'autre. Son cerveau consomme tant d'énergie que les extrémités de ses doigts et de ses orteils pâlissent et s'engourdissent légèrement.
Et soudain c'est l'inspiration.
– Ulysse répond: «Je serai rôti», dit Isidore.
Puis il explique:
– Le Cyclope est alors bien ennuyé, car si Ulysse a dit la vérité, il doit le faire bouillir. Donc il ne peut être rôti. C'est donc qu'Ulysse a menti. Mais si Ulysse a menti il sera rôti. Ne pouvant sortir de ce dilemme, le Cyclope est dans l'incapacité d'appliquer sa sentence et Ulysse est sauvé.
Grand cérémonial. Un opéra de Verdi est diffusé.
Jean-Louis Martin a demandé à assister en direct à l'opération. On a donc déplacé son lit et son attirail informatique pour le rebrancher dans la salle d'opération. A son chevet a été réinstallé le gros meuble recouvert d'un tissu blanc.
«J'en ai assez de voir par caméra vidéo interposée, je veux voir de mon œil, voir.»
A peine recouvert d'une blouse bleue, Isidore est attaché à la table d'opération et le docteur Tchernienko commence à lui raser le crâne qu'il a déjà très dégarni. Avec un feutre, la chirurgienne marque les points où elle introduira la sonde dans la cervelle du journaliste.
Tu m'as traité de Cyclope? pense Jean-Louis Martin. Tu vas connaître le pouvoir d'Ulysse. Il va t'enfoncer un épieu dans le front.
Il se souvient du jour où Sammy a subi la même opération.
La différence, c'est que cet Isidore Katzenberg n'est pas du tout enthousiaste. Tous les pensionnaires de l'hôpital rêvaient de cette opération, j'ai tout préparé pour lancer la deuxième «fusée» et il sera le seul à ne pas souhaiter cette récompense. Ainsi va la vie. Il suffit qu'on ne désiré pas quelque chose pour qu'on vous l'offre…
Lucrèce est présente, attachée à un fauteuil. Pour la faire taire, on lui colle un sparadrap sur la bouche,
Couchent-ils ensemble? se demande Jean-Louis Martin. De toute façon, après l'opération aucune femme ne pourra lui appor ter autant de plaisir que l'Ultime Secret. Il me suffira de lancer le signal et, dans sa tête, explosera une bombe.
Jean-Louis Martin est installé en position assise, le dossier de son lit relevé. Ainsi, il voit mieux la scène.
Lucrèce se débat dans ses liens.
Elle est vraiment mignonne. Et puis si dynamique. Nous aurions peur-être été mieux inspirés en la choisissant. Dans la mythologie grecque, il paraît que le dieu envoyé par Zeus pour lui dire s'il valait mieux être une femme ou un homme est resté une journée dans la peau de chacun des deux sexes. Au retour il a annoncé qu'il préférait être une femme parce que le plaisir des femmes est neuf fois supérieur à celui des hommes.
Jean-Louis Martin décide que la prochaine «cobaye» sera féminine.
Pourquoi pas Lucrèce, d'ailleurs? Quand elle constatera à quel point son compagnon est heureux après l'opération, elle aura probablement envie de goûter elle aussi à cet absolu.
Natacha Andersen-Tchernienko tend les instruments chirurgicaux à sa mère. Elle enferme le crâne d'Isidore dans un cerclage de métal nanti de plusieurs arcs formant une couronne d'acier remplie de vis autour de la tête du journaliste scientifique.
Maintenant, le docteur Tchernienko imprègne la zone qu'elle va ouvrir d'un peu d'anesthésiant cutané. Elle met la perceuse électrique en marche. La mèche approche du cuir chevelu. Isidore ferme les yeux.
Ne penser à rien, pense-t-il.
Le système d'alarme résonne soudain, strident. Quelqu'un s'est introduit dans l'hôpital.
Les lumières rouges d'alerte clignotent. Le docteur Tchernienko s'immobilise, indécise.
Jean-Louis Martin ordonne sur l'écran: «Continuez!» La perceuse est réactivée et s'approche encore plus près du crâne d'Isidore Katzenberg. Elle frôle la peau quand la porte s'ouvre d'un coup et Umberto fait irruption, revolver au poing. Il met tout le monde en joue.
– J'arrive à temps! s'exclame le marin du Charon.
Rapidement il détache Isidore. Celui-ci, à son tour, va s'occuper de sa comparse ligotée. Elle marmonne avec véhémence, derrière le sparadrap. Pour la comprendre, il le lui enlève d'un coup sec.
– Qu'essayiez-vous de me dire? demande Isidore.
– J'étais en train de vous prévenir: Ne m'arrachez pas d'un coup sec le sparadrap, ça fait très mal, répond-elle avec irritation.
Le capitaine du Charon fait signe à Natacha et à sa mère de reculer.
«Umberto, comme je suis heureux de vous revoir» s'inscrit sur l'écran de Jean-Louis Martin.
– Vous connaissez m6n nom? Je ne vous ai pourtant jamais rencontré! s'étonne le marin, brandissant toujours son arme.
«Mais si. Rappelez-vous. Un soir d'hiver. Vous étiez au volant d'une voiture. Vous aviez peut-être un peu bu. Ou vous vous étiez assoupi.»
Umberto fronce ses gros sourcils.
«Vous avez perdu le contrôle de votre véhicule et vous avez fauché un piéton.»
Le marin s'arrête, troublé.
«Le piéton, c'était moi. Et si je suis dans cet état aujourd'hui, c'est à cause de vous. Sans votre irruption dans mon existence, je serais auprès de ma famille et de mes amis en train de profiter d'une vie normale.»
Le capitaine Umberto considère le gisant, comme assommé soudain par le remords et la culpabilité. Lucrèce note dans son esprit de rajouter à sa liste: le pouvoir de la culpabilité.
– Je… je…, bafouille Umberto, lâchant presque son revolver. Non. Ce n'est pas possible. Celui que j'ai renversé ne bougeait plus. Vu le choc, le type était forcément mort.
L'écran écrit d'une manière fluide, alors que l'œil rouge fixe: «Le système nerveux périphérique est hors d'état, mais le cerveau fonctionne toujours. On appelle cela LIS, pour Locked-In Syndrome. Vous devez connaître, docteur. C'est joli comme nom. On dirait un nom de fleur, n'est-ce pas? En français: Syndrome de l'Emmuré Vivant.»
Umberto recule.
–Comment savez-vous que c'est moi?
«Quand on ne peut bouger, on s'ennuie. Et quand on s'ennuie trop, on s'occupe. Je me suis occupé à plein de choses. Entre autres, je voulais savoir à qui je devais cet "incident". Et j'ai trouvé. Je vous le dois, mon cher Umberto. Au début, j'ai eu envie de vous tuer. J'ai dépassé cet objectif. La vengeance m'inondait le cerveau comme un acide rongeur. Et puis quand j'ai appris que vous aviez sombré dans l'alcool, je me suis dit que la vie m'avait mieux vengé que je n'aurais pu le faire. Moi, au moins, je conservais ma propre estime. Alors que vous… Vous aviez juste assez de recul pour souffrir de votre perte de conscience. J'ai été heureux de vous voir dans cet état. Je vous haïssais tant. Et j'ai voulu surmonter ma haine. J'ai demandé à Fincher de vous engager comme marin-taxi. Vous êtes le bourreau et vous avez été sauvé par votre victime. Sachez-le.»
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