– Ce serait donc là que quelque chose de bizarre se serait produit chez Fincher.
– Et peut-être aussi chez Giordano. Dans le système limbique existe une structure plus petite nommée l'hippocampe. C'est le réceptacle de notre histoire personnelle. L'hippocampe compare en permanence chaque nouvelle sensation reçue avec toutes celles du passé qu'il a déjà en mémoire.
Lucrèce semble fascinée.
– C'est joli comme dénomination, «l'hippocampe». Les savants l'ont probablement appelée ainsi parce que cette zone ressemble à la bestiole sous-marine…
Isidore tourne les pages du livre de sciences puis revient au bocal.
– La liaison entre les deux hémisphères se réalise par le corps calleux, cette matière blanchâtre qui permet à notre pensée logique de rejoindre notre pensée poétique.
– On dirait quand même un gros morceau de gras de mouton.
– En dessous, les deux grosses boules pourpres ce sont les deux thalamus, le poste de contrôle de l'ensemble du système nerveux. Et encore en dessous l'hypothalamus, le contrôleur du contrôleur. Là se trouve notre horloge biologique interne qui régule notre rythme de vie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, surveille les besoins en oxygène et en eau dans notre sang. C'est l'hypothalamus qui déclenche les sensations de faim, de soif ou de satiété. Chez les hommes il déclenche la puberté et, chez les femmes, il régule le cycle des règles et des fécondations.
Lucrèce commence à entrevoir autre chose dans le bocal qu'un morceau de viande, elle se dit qu'il s'agit plutôt d'un superbe ordinateur organique. Il y a là une horloge, une puce centrale, une carte mère, un disque mémoire. Un ordinateur de chair.
– Et pour finir, encore en dessous, l'hypophyse, l'exécuteur des desiderata de l'hypothalamus. Cette petite glande de six millimètres déverse la plupart des hormones émotionnelles dans le sang pour nous faire réagir aux stimuli extérieurs positifs ou négatifs.
Lucrèce examine à nouveau sa liste des motivations. En fait, se dit-elle, les premiers besoins servent à satisfaire le premier cerveau, le cerveau reptilien, le cerveau de survie: arrêter la douleur, stopper la peur, et se nourrir, se reproduire, être à l'abri. Le deuxième groupe de motivations sert à satisfaire le deuxième cerveau, le cerveau des mammifères, celui des émotions, de la colère, du devoir, de la sexualité, etc. Enfin le troisième cerveau, le cortex, le cerveau typiquement humain, sert à satisfaire le troisième groupe de motivations issues de notre capacité d'imagination: le besoin de passion personnelle par exemple…
Ils observent en silence le cerveau de cet homme exceptionnel.
– Giordano a vu quelque chose là-dedans qui lui a donné envie de nous appeler…
Isidore reprend la loupe.
– Il y a là une multitude de petits trous qui grêlent les différentes zones.
Réveillé soudain par sa propre horloge intérieure, Isidore consulte précipitamment son bracelet-montre comme s'il avait un rendez-vous urgent, puis il allume le téléviseur pour les actualités du jour.
– Excusez-moi, c'est l'heure.
– Vous voulez voir les informations alors qu'on est en pleine enquête?
– Vous le savez bien, c'est ma seule maniaquerie.
– Je croyais que c'étaient les sucreries.
– L'un n'empêche pas l'autre.
Déjà Isidore est plongé dans l'écoute des actualités.
Cela commence par les informations nationales. La chute de la Bourse entraîne des chamailleries entre le Président et le Premier ministre. Il semblerait que cette dégringolade ait été accentuée par des réactions automatiques d'ordinateurs programmés pour vendre les actions lorsque les cours atteignent un certain plancher. Le Premier ministre exige une surveillance minutieuse des logiciels de ces ordinateurs afin qu'ils cessent d'amplifier artificiellement les bons et les mauvais scores des places boursières mondiales.
Election parlementaire. Un politicien de l'opposition annonce que «le problème dans ce pays, c'est qu'il n'y a plus de motivation. Tout le monde ne pense qu'à son petit confort personnel immédiat. On ne se bat plus pour être les premiers mais pour ne pas trop vite être les derniers». Il ajoute «et si ce n'était que ça! les entrepreneurs sont démotivés par les taxes et la paperasserie, les créateurs de richesse sont démotivés par les impôts, tout est fait dans ce pays comme si on voulait juste égaliser tout le monde dans la défaite».
International: le secrétaire général de l'ONU a demandé à la Syrie de modifier ses manuels scolaires d'histoire où l'on apprend aux enfants que les camps de concentration n’ont jamais existé.
– Vous voyez, il n'y a pas que vous qui perdez la mémoire. L'humanité entière souffre de petites «pertes». Bientôt on votera à main levée pour décider si la Première Guerre mondiale a existé et on va peut-être tout réécrire en fonction de ce qui arrange le plus grand nombre.
– Ça ne me console pas vraiment de me retrouver amnésique dans un monde amnésique.
Isidore semble exténué.
– Qu'est-ce qui ne va pas, collègue?
Lucrèce Nemrod lui tend un Kleenex qu'il accepte.
– Tout me traverse et tout me détruit, la cruauté comme la lâcheté.
– Vous n'êtes pas encore blasé? C'est quand-même incroyable, vous avez été capable de mettre en déroute un tueur dément et vous vous effondrez en regardant les actualités.
– Excusez-moi.
Il se mouche.
– Oh et puis zut. Si ça vous met dans de tels états, n'écoutez plus les informations! Je veux bien que les actualités soient votre drogue mais au moins que vous y preniez un peu de plaisir.
Elle éteint la télévision. Il la rallume.
– Je veux savoir ce qui se passe.
– Par moments, il vaut mieux l'ignorer.
– La lucidité est la plus forte de toutes les drogues.
– Alors, devenez indifférent!
– J'aimerais tant.
– Pff, ça change quoi que vous vous lamentiez devant le téléviseur! (Elle lui murmure à l'oreille:) Gandhi disait: «Quand je désespère, je me souviens que tout au long de l'histoire la voix de la vérité et de l'amour a triomphé. Il y a dans ce monde des tyrans et des assassins et pendant un temps ils peuvent nous sembler invincibles. Mais à la fin, ils tombent toujours.»
Le journaliste ne semble pas consolé pour autant.
– Oui mais Gandhi a été assassiné. Et ici et maintenant on n'entend parler que des symptômes de la montée des nationalismes, des fanatismes, des totalitarismes. J'aimerais être insensible. Le terme précis c'est «nonchalant». Ça doit exister, dans le cerveau, l'hormone de la nonchalance. Un hquide qui ferait qu'on prendrait tout à la légère sans être concerné par les drames qui s'abattent sur autrui. Ça doit exister…
– Cela se nomme les calmants. Ça permet de ne plus être anxieux en oubliant le réel. 45 % pour cent de la population en a pris au moins une fois.
Elle lui tend des bonbons.
– Vous êtes trop sensible, Isidore. Cela vous rend… charmant dans un premier temps, mais peu convivial à la longue.
– A quoi ça nous sert d'avoir le cortex le plus développé du règne animal si c'est pour nous comporter ainsi? Ce que nous faisons à nos propres congénères, aucun animal n'oserait le faire à son gibier! Si vous saviez comme j'aimerais être… «bête».
Elle contemple les deux morceaux de cervelle qui flottent dans le bocal transparent.
Isidore augmente le son des actualités.
Mondanités: Billy Underwood, le célèbre rocker français, se remarie pour la seizième fois avec une heureuse élue plus jeune que lui de quarante années.
Lucrèce note que la simple énonciation de cette nouvelle non dramatique (sauf pour l'ex-compagne du chanteur) a le pouvoir de redonner le moral à Isidore.
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