Le mode de locomotion des hivernaux est un métro dont les rames desservent tous leurs quartiers.
Les automnaux ont construit leur capitale sur un plateau rocailleux qu'ils ont couvert de gratte-ciel. Leurs rues sont obstruées par des embouteillages monstrueux. Ici l'automobile règne en maître. Les gens sont très nerveux. La mode est aux vêtements moulants fabriqués dans une matière plastique commode pour la course à pied et la pratique des sports en général.
Les printaniers ont érigé leur capitale dans une vallée entourée de champs cultivés aux fleurs mauves. Leurs maisons sont des demi-sphères de ciment. Les habitants se pressent sur de grands marchés où le commerce est florissant. Les fermières arborent de grandes jupes pleines de poches où elles entassent le produit de leurs courses. Il y a de nombreux jardins et beaucoup de circulation dans les rues. Le mode de locomotion des printaniers est à base d'attelages tirés par des quadrupèdes ressemblant à des tapirs.
La capitale des estivaux s'étale au milieu d'une oasis. Les multiples plates-formes de l'immense palais du Commandeur surplombent les résidences de ses épouses et des membres de sa famille qui sont souvent ses ministres. Tout autour, les casernes militaires des «volontaires de la mort», lesquelles servent d'abris à la fois à l'armée, à la police et aux redoutables services secrets. Des prisons surpeuplées longent les casernes.
Vient ensuite la ville proprement dite. Les bâtisses sont de plus en plus délabrées. Les quartiers périphériques respirent la misère.
– C'est ici, nous confie Zoz, que le Commandeur recrute l'essentiel de ses «volontaires de la mort» pour ses guerres. Le Commandeur a persuadé les plus pauvres que leur misère était due à l'arrogance des hivernaux. Si bien que les estivaux vivent soudés dans la haine des montagnards.
Dans la capitale estivale tout le monde circule à pied. Pour les hommes et pour les femmes, la mode est au treillis militaire. Les femmes ont le visage marqué de motifs compliqués peints à même la peau…
Freddy s'enquiert s'il y a des juifs sur Rouge.
– Juifs?
Zoz ignore le mot. Le rabbin lui explique tant bien que mal à quoi le terme pourrait correspondre. Zoz est intrigué. Il répond qu'il existe en effet une tribu nomade dotée d'une culture ancienne et qui vit disséminée sur les quatre continents.
– Comment se nomme ce peuple?
– Les relativistes, parce que leur religion est le «relativisme».
Elle prétend que les vérités sont multiples et qu'elles changent selon le temps et l'espace. Politiquement, cette croyance agace les autochtones. Les quatre blocs sont tous assurés de détenir la vérité unique et considèrent les relativistes comme autant de fauteurs de troubles. Ainsi, tous, lors de périodes de croissance, se sont livrés à des persécutions à leur encontre afin de renforcer le nationalisme ambiant. Lorsque les relati-vistes sont persécutés, c'est toujours un signe précurseur d'une confrontation entre deux blocs.
Freddy se tait, soucieux. Je sais ce qu'il pense. Il se demande si l'espèce humaine terrestre ou extraterrestre n'aurait pas où qu'elle soit une grille de rôles sociaux liée à des peuples.
– Les relativistes ont subi des persécutions, dit Zoz. Plusieurs fois, nous avons cru qu'ils allaient dis paraître complètement. Mais régulièrement, les survivants ont muté en rendant leur culture de plus en plus relativiste.
Raoul a soudain une intuition:
– Peut-être que les juifs ou les relativistes sont comme les truites dans les filtrages d'eau douce.
– Les truites? s'étonne le rabbin.
– Bien sûr, dans les systèmes de filtrage d'eau douce on met des truites parce que ce sont les animaux les plus sensibles à la pollution. Dès qu'il y a un produit toxique, les truites sont les premiers poissons à mourir. C'est une sorte de signal d'alerte.
– Je ne vois pas le rapport.
– Les juifs, par leur paranoïa due aux persécutions passées, sont plus sensibles. Du coup, ils réagissent plus rapidement aux totalitarismes montants. Ensuite, c'est un cercle vicieux. Parce que les tyrans savent que les juifs vont les détecter les premiers, ils essaient de s'en débarrasser avant.
Marilyn Monroe enchaîne:
– Raoul a raison. Pour les nazis, les juifs étaient de dangereux gauchistes. Pour les communistes, c'étaient d'arrogants capitalistes. Pour les anarchistes, c'étaient des bourgeois décadents. Pour les bourgeois, des anar chistes déstabilisants. Il est étonnant que dès qu'un pouvoir centralisé et hiérarchisé s'installe, quelle que soit son étiquette, il commence par persécuter les juifs. Nabuchodonosor, Ramsès Il, Néron, Isabelle la Catho lique, Saint Louis, les tsars, Hitler, Staline… Intuitivement les chefs totalitaires savent que, là où il y a des juifs, il y a des individus difficiles à endoctriner car leur pensée est née il y a cinq mille ans et est basée non pas sur le culte d'un chef guerrier charismatique mais sur un livre d'histoires symboliques.
Freddy hésite. J'essaie d'enfoncer le clou:
– C'est peut-être aussi parce qu'ils sont les «truites détectrices de totalitarisme» qu'ils ont survécu. Après tout, c'est le seul peuple de l'Antiquité qui ait gardé presque intacte sa culture alors que tous les grands empires, égyptien, romain, grec, hittite, mongol, qui ont tenté l'expérience totalitaire et qui les ont persécutés ont disparu. Cette culture a un rôle à jouer.
– Comme toutes les cultures ont leur rôle. Les Japonais, les Coréens, les Chinois, les Arabes, les Tsiganes, les Amérindiens, tous ceux qui ont survécu jusqu'à nos jours ont donc une fonction précise dans la masse humaine. Et il faut maintenir cet équilibre délicat entre elles.
Zoz est amusé par nos théories. Freddy demande à voir les temples relativistes et nous allons visiter l'un de ces endroits étranges. Ici pas de statues, pas d'extravagances. Par leur sobriété les temples relativistes font aussi penser aux temples protestants.
Zoz nous emmène ensuite sur un terrain de combat où les armées estivales luttent contre les armées hivernales. Au début les robots hivernaux ont le dessus mais, submergés par la masse des enfants kamikazes qui se font sauter au milieu de leurs ennemis, les robots sont décimés.
– Hé oui! pour l'instant les humains ont encore le dessus sur les machines, signale notre guide.
Déjà, des vagues d'enfants, portant des explosifs dans des sacs à dos, se précipitent sur les fortins hivernaux protégés par des tourelles à tir automatique.
Est-ce cela l'avenir de la guerre?
Un ange d'un rose plus lumineux volette vers Zoz, sans doute son instructeur personnel, l'«Edmond Wells» local.
– Zut, mon mentor, bafouille l'ange de Rouge.
En effet, l'autre paraît plutôt mécontent.
– Qu'est-ce que tu fiches? Tes clients sont en train d'en faire de belles! Retourne immédiatement Voccu-per d'eux!
– Mais… mais…, bégaie Zoz. Mes compagnons sont des anges d'une autre galaxie. Il existe donc un autre Paradis! Et il y a une vie extrarougienne! Vous vous imaginez!
L'instructeur n'est nullement impressionné par cette annonce.
– Ce que tu ignores, Zoz, c'est que cette information, tu n'étais pas encore autorisé à en prendre connaissance. Pour toi et tes semblables, elle doit demeurer secrète et j'espère que tu sauras tenir ta langue.
Si Zoz est doté d'un ange instructeur qui connaît l'existence de la Terre, cela signifie du même coup qu'Edmond Wells, mon mentor à moi, connaît probablement lui aussi l'existence de Rouge.
– Vous ne seriez pas un 7, par hasard? demande Raoul.
L'ange instructeur nous jette un œil réprobateur.
– Vous aussi, vous êtes bien loin de vos clients et devriez rentrer.
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