– Je ne sais pas. On verra bien. Le corps mince de sa cliente tressaille sous les spasmes. La jeune fille se débat.
– Arrête, Raoul. Tu vois bien qu'elle souffre. Dis à ce Sibélius de cesser cette séance.
– Impossible, une fois qu'on a commencé, il faut aller jusqu'au bout.
Nathalie ouvre grands les yeux, mais son regard ne perçoit plus la pièce. Il est tourné vers le passé.
– Que voyez-vous?
Nathalie paraît en proie à une crise de panique. Elle
respire difficilement, suffoquant presque. Des traînées de sueur marquent le caraco pervenche.
– Arrête, Raoul. Arrête.
– Si près du but? Pas question. Sinon il faudrait tout recommencer.
– Que voyez-vous? Que voyez-vous? martèle l'hypnotiseur.
Nathalie s'agite encore avant de se figer, comme terrifiée par un spectacle terrible. Elle reprend la parole avec une voix différente de celle que nous lui connaissions jusqu'ici:
– Je meurs. Je me noie. J'étouffe. Au secours!
– Tout ira bien, je suis là, l'apaise Sibélius. Remontez davantage dans votre vie précédente et vous sortirez de l'eau.
Elle se rassérène en effet et, posément, raconte comment elle s'est noyée. Elle se baignait, à Bali, quand une vague l'a emportée au loin. Elle n'a pas pu regagner le rivage. Elle a senti l'eau emplir ses poumons. Voilà pourquoi elle éprouvait cette insensée phobie de l'eau et ses crises d'asthme.
D'avoir résolu ainsi un mystère de sa vie présente redonne confiance à Nathalie et la pousse à aller plus loin. Elle raconte la vie quotidienne dans cette île de l'archipel indonésien, avec ses musiques, ses nourritures, ses règles complexes de vie en société, son éducation de danseuse, les difficultés à réunir la somme nécessaire à l'achat de son costume de scène, le dur labeur sur les doigts qu'il importe d'apprendre à courber le plus possible à l'aide d'un jeu de graines.
– On y est! fanfaronne Raoul. En plein cœur de son âme. Personne, sauf elle, n'a accès à ce coffre-fort intime.
Nathalie narre sa vie de danseuse balinaise puis, remontant encore, son existence de tambourineuse de tam-tam en Côte-d'Ivoire, de peintre miniaturiste à Malte, de sculpteur sur bois à l'île de Pâques.
Raoul se concentre pour bien diriger son médium.
– Mais entre deux de ces vies, que s'est-il passé? articule Sibélius.
Nathalie Kim met un temps à répondre.
– Que s'est-il passé entre deux vies? insiste l'hypnotiseur.
La jeune Coréenne se tait toujours. Elle ne remue plus. Elle respire à peine. Elle paraît sereine, comme revenue à une normalité qui ne l'épouvante plus.
– Je…
– Où étiez-vous?
– Je… je… je… suis ailleurs.
– Où? Où? Sur quel continent? Nouveaux frissons.
– Ailleurs. Pas sur Terre.
J'entends presque la voix de Raoul suppléer celle de Sibélius.
– Pas sur Terre?
– Avant… dans ma vie avant celle-ci, je vivais… je vivais sur… une autre planète.
TROIS RÉACTIONS: Dans son ouvrage Éloge de la fuite , le biologiste Henri Laborit rapporte que, confronté à une épreuve, l'homme ne dispose que de trois choix: 1) combattre; 2) ne rien faire; 3) fuir.
Combattre : c'est l'attitude la plus naturelle et la plus saine. Le corps ne subit pas de dommages psychosomatiques. Le coup reçu est transformé en coup rendu. Mais cette attitude présente quelques inconvénients. On entre dans une spirale d'agressions à répétition. On finit toujours par rencontrer quelqu'un de plus fort qui vous met K-O.
Ne rien faire : c'est ravaler sa rancœur et agir comme si l'on n'avait pas perçu l'agression. C'est l'attitude la mieux admise et la plus répandue dans les sociétés modernes. Ce qu'on appelle l'«inhibition de l'action». On a envie de casser la figure à l'adversaire, mais étant donné qu'on a conscience du risque de se donner en spectacle, de prendre des coups en retour et de rentrer dans une spirale d'agression, on ravale sa rage. Dès lors, ce coup de poing qu'on n'inflige pas à l'adversaire, on se l'assène à soi-même. Dans ce type de situation fleurissent les maladies psychosomatiques: ulcères, psoriasis, névralgies, rhumatismes…
La troisième voie est la fuite . Il en existe de plusieurs sortes:
La fuite chimique : alcool, drogue, tabac, antidépresseurs, tranquillisants, somnifères. Elle permet d'effacer ou tout au moins d'atténuer l'agression subie. On oublie. On délire. On dort. Donc ça passe. Mais ce type de fuite dilue aussi le réel et, peu à peu, l'individu ne supporte plus le monde normal.
La fuite géographique : elle consiste à se déplacer sans cesse. On change de travail, d'amis, d'amants, de lieux de vie. Ainsi on fait voyager ses problèmes. On ne les résout pas pour autant, mais on leur fait changer de décor, ce qui est déjà en soi plus rafraîchissant.
La fuite artistique , enfin: elle consiste à transformer sa rage, sa colère, sa douleur en œuvres d'art, films, musiques, romans, sculptures, tableaux… Tout ce qu'on ne s'autorise pas à clamer, on le fait dire à son héros imaginaire. Cela peut ensuite produire un effet de catharsis. Ceux qui verront les héros venger leurs propres affronts bénéficieront aussi de l'effet.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome IV.
– Une autre planète! Vous plaisantez!
Cette fois, Freddy Meyer est touché. Certes, notre ami est convaincu que l'humanité court à sa perte, cependant la curiosité l'emporte. Il veut découvrir comment fonctionne ailleurs une «autre humanité». Il veut savoir si l'autodestruction est propre sur toutes les planètes aux espèces intelligentes ou si elle est réservée à la seule espèce humaine terrienne.
Il s'assied et nous convie à prendre place à ses côtés. La position assise n'apporte en fait que peu de confort particulier puisque nous lévitons, mais c'est une habitude humaine que nous nous plaisons à reproduire. En souvenir sans doute de ces longues discussions que nous avions jadis lorsque nous dînions tous ensemble autour de la grande table des Buttes-Chaumont.
– Débusquer cette planète ne sera pas facile, soli loque le rabbin. Notre galaxie, la Voie lactée, comporte à elle seule 200 milliards d'étoiles. Autour de chaque
étoile tournent en moyenne une dizaine de planètes, on a du pain sur la planche, les amis.
Raoul rappelle que, libérés de la matérialité, nous voyageons à des vitesses vertigineuses.
– Oui, mais dans un cosmos d'une taille colossale, cela revient au même que de voyager lentement dans un petit territoire… Tout est relatif, souligne Freddy.
– Et puis, par où commencer? Vers où nous diriger? Dénicher une planète habitée parmi toutes les planètes non habitées, c'est comme rechercher une aiguille dans une botte de foin, déploré-je à mon tour.
Du coup, ma remarque semble réveiller Freddy.
– C'est une question de méthode. Pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, il suffît d'y mettre le feu puis de fouiller les cendres avec un aimant.
Son visage brille différemment. S'il n'était ange et aveugle, peut-être reconnaîtrais-je la même flamme qui nous anima jadis lorsque nous partîmes ensemble conquérir les mondes supérieurs.
– Allez… en avant pour repousser les limites de l'inconnu!
Raoul, qui en tremble de plaisir, complète:
– En avant pour la conquête du… pays des Dieux!
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