Raoul me fait signe que nous n'avons plus de temps à perdre. Il nous faut vite rejoindre l'hôpital de Perpignan où m'attend mon premier client: Jacques Nemrod.
Donc je vais naître.
Ce que j'aperçois en premier, c'est une lumière aveuglante au fond d'un tunnel.
On me pousse. On me tire.
Je me souviens de ma vie précédente. J'ai été un Indien pueblo, pendu par des chercheurs d'or. Ma dernière pensée fut: «On n'a pas le droit de me tuer ainsi, mes pieds loin du sol.» Ils m'ont pendu. J'ai étouffé. J'étouffe.
Vite. Raoul me dit qu'il me faut agir vite. Il m'explique quoi faire: lui appliquer un «baiser d'ange».
Des images de l'ultime massacre s'impriment dans mon esprit. Nos flèches contre leurs balles Nos arcs contre leurs fusils. Le camp en flammes. Ma capture. Mes nattes qu'on coupe et la corde autour de mon cou.
Jacques est toujours sous le choc de sa mort. Il est trop nerveux. Je lui souffle: «Chut, oublie le passé» Raoul m'ordonne de lui imposer la marque des anges. Comment m'y prendre? Il m'indique qu'il faut enfoncer le bout de l'index au-dessus de la bouche, comme si je voulais le contraindre à se taire.
Je pose mon doigt sous le nez et imprime la gouttière sous les minuscules narines.
Jacques se calme.
J'ignore ce qu'il s'est passé tout à l'heure. Une présence? En tout cas, j'ai tout oublié de mon existence précédente. Je sais que je devais me souvenir de quelque chose, mais je ne sais plus de quoi. D'ailleurs, ai-je seulement eu une existence précédente? Non, je ne le crois pas.
Donc je vais naître.
On me tire vers la lumière. J'entends des cris.
Ma mère.
J'entends une voix qui ordonne:
– Poussez, madame. Allons, poussez par petits coups. Imitez la respiration du chien.
Ma mère se met à ahaner.
Autre voix:
– Cette affaire dure depuis des heures. L'enfant se présente mal. Nous devrions procéder à une césarienne…
– Non, non, dit ma mère, laissez-moi. J'y arriverai toute seule.
Ah, ça pousse de nouveau. Je sens autour de moi comme des vagues qui m'entraînent. Je progresse dans un goulet de chair sombre. Je glisse par les pieds vers la lumière aveuglante. Mes orteils se retrouvent dans une zone glacée. J'ai envie de remonter me blottir au chaud, mais des mains gantées de caoutchouc m'agrippent pour m'entraîner vers le froid.
Mes jambes sont maintenant dehors, puis mes fesses, puis mon ventre. Ça tire encore. Seuls mes bras et ma tête sont encore protégés. Le reste de mon corps grelotte. Ça tire à nouveau, mais mon menton est bien calé dans un angle, et je ne lâcherai pas,
– Nous n'y arriverons pas, ça ne passe pas, déclare l'accoucheur.
– Mais si, mais si, gémit ma mère.
– Une petite épisiotomie, conseille une voix.
– C'est indispensable? demande ma mère, guère enthousiaste.
– Nous risquons de lui abîmer la tête en continuant à le tirer ainsi, lui répond-on.
Je demeure un instant corps au froid, tête au chaud, les bras serrés contre mes oreilles. Une lame surgit près de mon menton. Un déchirement et, autour de moi, la pression se relâche. D'un coup, on me tire une dernière fois par les pieds et, cette fois, ma tête passe.
J'ouvre les yeux. La lumière me vrille la tête. Je m'empresse de les refermer.
On m'attrape. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il m'arrive. On me suspend tête en bas en m'agrippant par les pieds. Aïe! Aïe! Aïe! J'en ai assez qu'on me maltraite. Je crie de colère. Ils crient aussi.
Ah ça! ma naissance, je m'en souviendrai! Je hurle de plus belle. Ça semble leur faire rudement plaisir. Ils rient. Se moqueraient-ils de moi? Dans le doute, je pleure. Ils rient toujours. Ils me passent de main en main. Hé! je ne suis pas un jouet quand même! Quelqu'un me tripote le sexe et dit:
– C'est un garçon.
Objectivement, à vue d'ange, il est assez laid… Raoul considère le nouveau-né et éclate de son grand rire d'antan.
– C'est vrai qu'il est moche.
– Tu crois que ça s'arrangera?
Le médecin annonce que mon client pèse trois kilos trois. Raoul m'assène une simili-claque dans le dos comme si c'était moi qui avais réussi cet exploit.
– Tous les nouveau-nés ont l'air un peu ratatinés au sortir de leur mère. Et quand on les extirpe aux forceps, c'est pire, ils ressemblent à des gaufres.
Je suis né.
– Qu'il est chou! se félicitent des voix que je ne comprends toujours pas.
Tout le monde hurle sur cette planète. Ils ne savent pas chuchoter? Il y a trop de lumière, trop de courants d'air, trop de bruit, trop d'odeurs. Cet endroit ne me plaît pas du tout. Je peux remonter là d'où je viens? Mais personne ne me demande mon avis. Ils sont affairés à discuter de je ne sais quoi qui leur paraît très important.
– Et vous allez l'appeler comment, votre garçon?
– Jacques.
Le chahut se poursuit. Des ciseaux s'approchent de mon corps frissonnant. Au secours! Ils tranchent le cordon ombilical et ça fait très froid, ça.
Je me souviens de mon existence précédente. J'étais un négociant chinois très riche et très puissant. Je voyageais en palanquin avec mes gens. Des brigands nous ont attaqués. Ils nous ont tout pris puis ils m'ont obligé à creuser ma propre tombe et ils m'y ont précipité. Je les ai suppliés de me laisser la vie à défaut de mes biens. Ils ont jeté à ma suite l'une de mes servantes. «Tiens, on te la laisse pour t'amuser.» Puis ils nous ont recouverts de terre. J'en avais plein les yeux. La servante s'est étouffée la première et j'ai senti que la vie quittait son corps. J'ai tenté de me dégager en brassant la terre qui m'oppressait mais j'étais trop gros pour me libérer. Trop de soupers fins…
Je suffoque. Je ne supporte pas cet horrible enfermement. J'ouvre les yeux. Lorsque j'étais négociant chinois, je suis mort dans un univers noirâtre. Je rouvre les yeux dans un univers rougeâtre. Je suis toujours oppressée. Et il y a encore un cadavre tout contre moi!
C'est George, mon frère jumeau, que j'ai tué sans le vouloir.
J'étouffe, je veux sortir d'ici. De l'air, de l'air! Je me débats. Aujourd'hui, mon corps est moins lourd. Je tape, je frappe, je gesticule. Il y a forcément quelqu'un capable de m'aider à sortir.
Nous voilà au chevet de Venus.
Quelque chose ne va pas dans son esprit. J'essaie de pénétrer l'âme du bébé et je constate que je n'y parviens pas. Ici se dresse la limite de notre travail d'ange. Nous ne pouvons pas lire les pensées de nos clients.
Ce doit être son passé qui la tourmente. Je m'empresse de lui apposer l'empreinte, mais elle est fébrile, elle ne cesse de remuer et j'ai du mal à lui appliquer mon sceau.
– Elle fait une crise de claustrophobie, dit Raoul.
– Déjà?
– Bien sûr. Parfois le souvenir de la mort précédente laisse quelques séquelles. Elle ne supporte pas de rester dans un lieu clos. Nous n'avons pas le temps pour l'empreinte. Vite, il faut réagir.
– Je transmets l'intuition d'une césarienne au médecin accoucheur.
Lumière. La liberté enfin! Des mains me délivrent de ma prison, mais quelque chose demeure accroché à moi.
C'est le cadavre de George! Il m'étreint comme s'il voulait ne jamais me quitter. Quelle abomination! Je suis mort en homme un cadavre de femme dans les bras et je renais en femme accrochée à la dépouille d'un homme.
Les infirmières sont obligées d'employer de minuscules pinces pour contraindre un par un les doigts de George à me lâcher.
– Chut, oublie le passé.
À peine son corps est-il exposé à l'air libre que j'imprime la marque des anges au-dessus de ses lèvres. Trop occupés à la détacher de George, les médecins ne regardaient pas la frimousse de Venus. Sinon, ils auraient vu se creuser d'un coup une gouttière sous son nez.
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