En 1979, le mathématicien Robert Axelrod organisa un tournoi entre logiciels autonomes capables de se comporter comme des êtres vivants. Une seule contrainte: chaque programme devait être équipé d'une routine de communication, sous-programme lui permettant de discuter avec ses voisins.
Robert Axelrod reçut 14 disquettes de programmes envoyées par des collègues, universitaires intéressés par ce tournoi. Chaque programme avait des lois différentes de comportement (les plus simples, deux lignes de code de conduite, les plus complexes une centaine). Le but étant d'accumuler le maximum de points. Certains programmes avaient pour règle d'exploiter au plus vite l'autre, de lui voler ses points puis de changer de partenaire. D'autres essayaient de se débrouiller seuls, gardant leurs points, fuyant tous les contacts avec ceux qui pouvaient les voler. D'autres encore avaient des règles du type: «Si l'autre est hostile, l'avertir qu'il doit cesser, puis procéder à une punition.» Ou: «Coopérer puis trahir par surprise.»
Chaque programme a été opposé 200 fois à chacun de ses autres concurrents.
C'est le programme d'Anatol Rapaport, équipé du comportement CRP (Coopération-Réciprocité-Pardon), qui a battu tous les autres.
Encore plus fort: le programme CRP, placé en vrac au milieu des autres, est perdant au début devant les programmes agressifs, mais il finit par être victorieux puis même «contagieux» au fur et à mesure qu'on lui laisse du temps. Les programmes voisins, s'apercevant qu'il est le plus efficace pour accumuler des points, finissent par adopter la même attitude.
La loi CRP s'avère donc la plus rentable sur le long terme. Chacun peut le vérifier dans son quotidien. Cela signifie qu'il faut oublier toutes les avanies qu'un collègue de travail ou un concurrent vous fera et continuer sans cesse à lui proposer de travailler avec lui comme si de rien n'était. À la longue, la méthode est payante. Ce n'est pas de la gentillesse, il y va juste de votre propre intérêt démontré par l'informatique.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.
14. FŒTUS JACQUES. MOINS 2 MOIS
Tiens, comme c'est étrange… Je flotte. Je suis dans un sac rempli d'un liquide un peu opaque. Ma mère? Sans doute.
Je me souviens de mon existence précédente. J'étais indien d'Amérique. Je racontais des histoires à la veillée. Et puis les Blancs sont arrivés. Ils m'ont tué. Pendu.
À présent je vais revenir dans le monde. Mais où donc? Dans quel pays, dans quelle époque, auprès de quels parents? Je m'angoisse.
Ça discute là-haut. C'est probablement ma nouvelle mère. Que dit-elle? Je m'étonne de si bien la comprendre. Maman parle de moi. Elle dit qu'elle m'appellera Jacques. Elle dit que la nuit je donne des coups de pied, et qu'alors elle voit pointer les extrémités de mes orteils sur son ventre. Ah bon! Ça lui plaît, ça? Très bien, allons-y d'une ruade.
Elle dit qu'elle compte avoir recours à l'haptonomie.
– C'est quoi, l'haptonomie? demande son amie.
– Une technique permettant de faire participer le père à la grossesse. Il pose ses deux mains à plat sur le ventre de sa femme et, par le seul contact de ses paumes, il signale la présence d'une seconde personne attentive au fœtus.
C'est vrai. Hier encore, je les ai senties, ces mains. Il n'y a donc pas que maman, il y a aussi papa.
Maman explique que moi, bébé Jacques, je reconnais parfaitement les mains de mon père et que je viens m'y nicher sitôt qu'il les pose sur son ventre.
Je pousse le cordon ombilical. Je m'ennuie ici. Je me demande comment ce sera dehors.
15. FŒTUS VENUS. MOINS 2 MOIS
Donc j'existe.
C'est étrange. Je sais que je ne suis qu'un fœtus et, pourtant, je perçois quelque chose. Pas dehors. À côté de moi.
Je suis compressée et je ne le supporte pas. Que mon corps soit dans l'impossibilité de bouger m'obsède. Je fais de mon mieux pour identifier ce qui me bloque et, soudain, je découvre que, contre moi, il y a un frère jumeau.
J'ai un frère jumeau!
Je devine que nous sommes tous deux reliés à maman par nos cordons ombilicaux respectifs mais qu'en plus, merveille, nous disposons d'une connexion directe entre nous. On peut donc communiquer.
– Qui es-tu?
– Et toi, tu es qui?
– Je suis une petite fille dans le ventre de maman.
– Et moi un petit garçon.
– Je suis bien contente d'avoir de la compagnie. J'ai toujours pensé que la vie de fœtus était une expérience solitaire.
– Tu veux que je te parle de moi?
– Bien sûr.
– Je me suis suicidé dans ma vie précédente. Il me restait encore un peu de temps à tirer, alors j'ai été réexpédié ici-bas pour parachever mon karma. Et toi?
– Moi, avant, j'étais un vieillard chinois, un mandarin riche et puissant. J'avais plein de femmes et de serviteurs.
Je bouge. Ces souvenirs me donnent envie de tourner et de m'étirer.
– Je te gêne?
– Je suis un peu à l'étroit, en effet. Je dois te gêner moi aussi.
– Moi, ça m'est égal, petite sœur. Je préfère être à l'étroit et en bonne compagnie qu'avoir mes aises tout seul dans cette pénombre.
16. FŒTUS IGOR. MOINS 2 MOIS
Donc j'existe.
Je ne discerne pas grand-chose. Rien qu'un environnement rouge orangé. Et je perçois des bruits. Des battements de cœur. Le transit intestinal. La voix de maman. Elle dit des choses que je ne comprends pas.
– Je-ne-veux-pas-garder-ce-bébé.
Du charabia.
Je ressasse les syllabes jusqu'à retrouver une connaissance ancienne qui me permette de les interpréter.
Voix d'homme. Ce doit être papa.
– Tu n'es qu'une sotte. Tu lui as déjà donné un nom, Igor. À partir du moment où l'on désigne les choses, elles commencent à exister.
– Au début, je le voulais, mais maintenant je n'en veux plus de cet enfant.
– Il est trop tard, je te dis. Tu n'avais qu'à réfléchir avant. À présent, plus aucun médecin n'acceptera d'interrompre ta grossesse.
– Il n'est jamais trop tard. Nous n'avons pas les moyens d'entretenir un gosse, autant nous en débarrasser tout de suite.
Ricanements.
– Tu n'es qu'une ordure! crie maman.
– Je t'assure que tu finiras par l'aimer, insiste papa.
Sanglots de femme.
– J'ai l'impression d'avoir dans mon corps une tumeur qui grandit et qui me ronge. Ça me dégoûte.
Raclements de gorge.
– Oh, et puis fais ce que tu veux! s'exclame papa. De toute façon, moi j'en ai assez de tes gémissements perpétuels. Je m'en vais. Je te quitte. Débrouille-toi.
Porte qui claque. Maman pleure, puis hurle.
Un temps. Et puis soudain je reçois une volée de coups de poing! Papa est parti. C'est donc maman qui se frappe ainsi toute seule le ventre.
À l'aide!
Elle ne m'aura pas. Je tente de me venger d'une série de petits coups de pied dérisoires. C'est facile de s'attaquer à plus petit que soi, surtout quand l'autre est coincé et ne peut fuir.
HAPTONOMIE: À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Franz Veldman, médecin néerlandais rescapé des camps de concentration, estima que si le monde allait à vau-l'eau, c'était parce que les enfants n'étaient pas suffisamment aimés assez tôt.
Il remarqua que les pères, préoccupés essentiellement par leur travail ou la guerre, ne se souciaient que rarement de leur progéniture avant l'adolescence. Il chercha alors un moyen d'intéresser le père dès la prime enfance, voire même durant la grossesse de la mère. Comment? Par imposition directe des mains sur le ventre de la génitrice. Il inventa l'haptonomie, du grec hapto : toucher, et nomos , la loi.
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