Michel Houellebecq - Les particules élémentaires

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L'un est un scientifique de renom, l'autre est anonyme; l'un a choisi une solitude absolue, l'autre ne l'a pas choisie mais la subit quand même ; l'un et l'autre sont frères et n'ont rien en commun, sinon cette propension au malheur. Ou plutôt au "non-bonheur" : bonheur dont les auraient privés les débordements libertaires des années soixante-dix. Chacun de leur côté, en se traînant de fiasco en désastre, et de retraite en désert, ils vont faire de leur vie la preuve de ce désenchantement du monde et révéler enfin la clef des rapports entre les hommes: l'illusion. Lors de sa sortie, ce livre a fait couler beaucoup d'encre, suscité de vives passions et de violents débats, alimentés par la personnalité de son auteur, volontiers provocateur et irrévérencieux. Cela ne fait qu'ajouter à la fascination que provoque la lecture de ce roman, qui remet en cause toutes nos certitudes et nous oblige à réagir. Que l'on aime ou pas le style Houellebecq, il est urgent de lire Les Particules élémentaires. Karla Manuele

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Ils sortirent, sous le soleil. Les bâtiments du crématorium étaient situés non loin de l'hôpital, dans le même complexe. La chambre d'incinération était un gros cube de béton blanc, au milieu d'un parvis d'une blancheur égale, la réverbération était éblouissante. L'air chaud ondulait autour d'eux comme une myriade de petits serpents.

Le cercueil fut assujetti sur une plate-forme mobile qui conduisait à l'intérieur du four. Il y eut trente secondes de recueillement collectif, puis un employé déclencha le mécanisme. Les roues dentées qui actionnaient la plate-forme grincèrent légèrement; la porte se referma. Un hublot de Pyrex permettait de surveiller la combustion. Au moment où les flammes jaillirent des énormes brûleurs, Michel détourna la tête. Pendant environ vingt secondes, un éclat rouge persista à la périphérie de son champ visuel; puis ce fut tout. Un employé recueillit les cendres dans une petite boîte, un parallélépipède de sapin blanc, et les remit au frère aîné d'Annabelle.

Ils repartirent vers Crécy en conduisant lentement. Le soleil brillait entre les feuilles des marronniers le long de l'allée de l'Hôtel-dé-Ville. Annabelle et lui s'étaient promenés dans cette même allée, vingt-cinq ans auparavant, après la sortie des cours. Une quinzaine de personnes étaient réunies dans le jardin du pavillon de sa mère. Son frère cadet était revenu des États-Unis pour l'occasion; il était maigre, nerveux, visiblement stressé, vêtu avec un peu trop d'élégance.

Annabelle avait demandé à ce que ses cendres soient dispersées dans le jardin de la maison de ses parents, cela aussi fut fait. Le soleil commençait à décroître. C'était une poussière - une poussière presque blanche. Elle se déposa doucement, comme un voile, sur la terre entre les rosiers. À ce moment on entendit, dans le lointain, la sonnerie du passage à niveau. Michel se souvint des après-midi de ses quinze ans, quand Annabelle venait l'attendre à la gare, et se serrait dans ses bras. Il regarda la terre, le soleil, les roses; la surface élastique de l'herbe. C'était incompréhensible. L'assistance était silencieuse, la mère d'Annabelle avait servi un vin d'honneur. Elle lui tendit un verre, le regarda dans les yeux. «Vous pouvez rester quelques jours, Michel, si vous voulez» dit-elle à voix basse. Non, il allait partir, il allait travailler. Il ne savait rien faire d'autre. Le ciel lui parut traversé de rayons; il se rendit compte qu'il pleurait.

5

Au moment où l'avion s'approchait du plafond nuageux qui s'étendait, à l'infini, en dessous du ciel intangible, il eut l'impression que sa vie entière devait conduire à ce moment. Pendant quelques secondes encore il n'y eut que la coupole immense de l'azur, et un plan immense, ondulé, où alternaient un blanc éblouissant et un blanc mat; puis ils pénétrèrent dans une zone intermédiaire, mobile et grise, où les perceptions étaient confuses. En dessous, dans le monde des hommes, il y avait des prairies, des animaux et des arbres, tout était vert, humide, et infiniment détaillé.

Walcott l'attendait à l'aéroport de Shannon. C'était un homme trapu, aux gestes vifs; sa calvitie prononcée était entourée par une couronne de cheveux blond-roux. Il conduisait rapidement sa Toyota StarJet entre les pâturages brumeux, les collines. Le centre était installé un peu au nord de Galway, sur le territoire de la commune de Rosscahill. Walcott lui fit visiter les installations et lui présenta les techniciens; ils seraient à sa disposition pour réaliser les expériences, pour programmer le calcul des configurations moléculaires. Tous les équipements étaient ultramodernes, les salles d'une propreté immaculée - l'ensemble avait été financé sur un budget de la CEE. Dans une salle réfrigérée, Djerzinski jeta un regard sur les deux grands Cray, en forme de tour, dont les panneaux de contrôle luisaient dans la pénombre. Leurs millions de processeurs à l'architecture massivement parallèle se tenaient prêts à intégrer les lagrangiens, les fonctions d'onde, les décompositions spectrales, les opérateurs de Hermite; c'est dans cet univers, dorénavant, qu'allait se dérouler sa vie. Croisant les bras sur la poitrine, serrant ses bras contre son corps, il ne parvenait pourtant pas à dissiper une impression de tristesse, de froid intérieur. Walcott lui offrit un café au distributeur automatique. Par les baies vitrées on distinguait des pentes verdoyantes, qui plongeaient dans les eaux sombres du Lough Corrib.

En descendant la route qui menait à Rosscahill ils longèrent un pré en pente douce où paissait un troupeau de vaches plus petites que la moyenne, d'un beau brun clair. «Vous les reconnaissez? demanda Walcott avec un sourire. Oui… ce sont les descendantes des premières vaches issues de vos travaux, il y a déjà de ça dix ans. À l'époque nous étions un tout petit centre, pas très bien équipé, vous nous avez donné un sacré coup de main. Elles sont robustes, elles se reproduisent sans difficultés et elles donnent un lait excellent. Vous voulez les voir?» II se gara dans un chemin creux. Djerzinski s'approcha du muret en pierres qui délimitait le pré. Les vaches broutaient calmement, frottaient leurs têtes contre les flancs de leurs compagnes; deux ou trois étaient allongées. Le code génétique qui gouvernait la réplication de leurs cellules c'est lui qui l'avait créé, qui l'avait amélioré tout du moins. Pour elles, il aurait dû être comme un Dieu; pourtant, elles semblaient indifférentes à sa présence. Un banc de brume descendit du sommet de la colline, les cachant progressivement à sa vue. Il retourna à la voiture.

Assis au volant, Walcott fumait une Craven; la pluie avait recouvert le pare-brise. De sa voix douce, discrète (mais dont la discrétion, pourtant, ne paraissait nullement un signe d'indifférence), il lui demanda: «Vous avez eu un deuil?…» Alors il lui raconta l'histoire d'Annabelle, et de sa fin. Walcott écoutait, de temps en temps il hochait la tête, ou poussait un soupir. Après le récit il demeura silencieux, alluma, puis éteignit une nouvelle cigarette et dit: «Je ne suis pas d'origine irlandaise. Je suis né à Cambridge, et il paraît que je suis resté très anglais. On dit souvent que les Anglais ont développé des qualités de sang-froid et de réserve, une manière aussi d'envisager les événements de la vie - y compris les plus tragiques - avec humour. C'est assez vrai; c'est complètement idiot de leur part. L'humour ne sauve pas, l'humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les événements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu'à la fin; mais en définitive la vie vous brise le cœur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang-froid et d'humour qu'on a pu développer tout au long de sa vie, on finit toujours par avoir le cœur brisé. Alors, on arrête de rire. Au bout du compte il n'y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte, il n'y a plus que la mort.»

Il actionna les essuie-glaces, remit le moteur en marche. «Beaucoup de gens, ici, sont catholiques, dit-il encore. Enfin, c'est en train de changer. L'Irlande se modernise. Plusieurs entreprises de haute technologie se sont installées en profitant des réductions de charges sociales et d'impôts - dans la région on a Roche et Lilly. Et, bien sûr, il y a Microsoft: tous les jeunes de ce pays rêvent de travailler pour Microsoft. Les gens vont moins à la messe, la liberté sexuelle est plus grande qu'il y a quelques années, il y a de plus en plus de discothèques et d'antidépresseurs. Enfin, le scénario classique…»

Ils longeaient à nouveau le lac. Le soleil émergea au milieu d'un banc de brume, dessinant à la surface des eaux des irisations étincelantes. «Quand même… poursuivit Walcott, le catholicisme est resté très fort ici. La plupart des techniciens du centre, par exemple, sont catholiques. Ça ne facilite pas mes rapports avec eux, Ils sont corrects, courtois, mais ils me considèrent comme quelqu'un d'un peu à part, avec qui on ne peut pas vraiment parler.»

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