Bruno haussa les épaules en signe d'ignorance. Michel se leva et repassa dans l'autre pièce, Hippie-le-Gris était maintenant seul, occupé à éplucher des carottes biologiques. Il tenta de l'interroger, de savoir ce que le médecin avait dit au juste, mais le vieux marginal ne put fournir que des informations floues et hors sujet. «C'était une femme lumineuse… souligna-t-il, sa carotte à la main. Nous pensons qu'elle est prête à mourir, car elle a atteint un niveau de réalisation spirituelle suffisamment avancé.» Qu'est-ce qu'il voulait dire par là? Inutile de rentrer dans les détails. À l'évidence, le vieux benêt ne prononçait pas réellement des paroles, il se contentait de faire du bruit avec sa bouche. Michel tourna les talons avec impatience et rejoignit Bruno. «Ces cons de hippies… fit-il en se rasseyant, restent persuadés que la religion est une démarche individuelle basée sur la méditation, la recherche spirituelle, etc. Ils sont incapables de se rendre compte que c'est au contraire une activité purement sociale, basée sur la fixation, de rites, de règles et de cérémonies. Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d'amener l'humanité à un état d'unité parfaite.
– Auguste Comte toi-même! intervint Bruno avec rage. À partir du moment où on ne croit plus à la vie éternelle, il n'y a plus de religion possible. Et si la société est impossible sans religion, comme tu as l'air de le penser, il n'y a plus de société possible non plus. Tu me fais penser à ces sociologues qui s'imaginent que le culte de la jeunesse est une mode passagère née dans les années cinquante, ayant connu son apogée au cours des années quatre-vingt, etc. En réalité l'homme a toujours été terrorisé par la mort, il n'a jamais pu envisager sans terreur la perspective de sa propre disparition, ni même de son propre déclin. De tous les biens terrestres, la jeunesse physique est à l'évidence le plus précieux, et nous ne croyons plus aujourd'hui qu'aux biens terrestres. "Si Christ n'est pas ressuscité", dit saint Paul avec franchise, "alors noire foi est vaine." Christ n'est pas ressuscité, il a perdu son combat contre la mort. J'ai écrit un scénario de film paradisiaque sur le thème de la Jérusalem nouvelle. Le film se passe dans une île entièrement peuplée par des femmes nues et des chiens de petite taille. A la suite d'une catastrophe biologique les hommes ont disparu, ainsi que la quasi-totalité des espèces animales. Le temps s'est arrêté, le climat est égal et doux, les arbres portent des fruits toute l'année. Les femmes sont éternellement nubiles et fraîches, les petits chiens éternellement vifs et joyeux. Les femmes se baignent et se caressent, les petits chiens jouent et folâtrent autour d'elles. Ils sont de toutes couleurs et de toutes espèces: il y a des caniches, des fox-terriers, des griffons bruxellois, des Shi-Tzu, des Cavalier King Charles, des yorkshires, des bichons frisés, des westies et des harrier beagles. Le seul gros chien est un labrador, sage et doux, qui joue un rôle de conseil auprès des autres. La seule trace de l'existence masculine est une cassette vidéo présentant un choix d'interventions télévisées d'Edouard Balladur; cette cassette a un effet calmant sur certaines femmes, et aussi sur la plupart des chiens. Il y a également une cassette de La Vie des animaux, présentée par Claude Darget; on ne la regarde jamais, mais elle sert de mémoire, et de témoignage de la barbarie des époques antérieures.
– Donc, ils te laissent écrire…» dit doucement Michel. Il n'en était pas surpris. La plupart des psychiatres voient d'un bon œil les griffonnages de leurs patients. Non qu'ils leur attribuent une quelconque valeur thérapeutique, mais c'est toujours une occupation, pensent-ils, ça vaut toujours mieux que de se lacérer les avant-bras à coups de rasoir.
«II y a quand même de petits drames dans cette île, poursuivit Bruno d'une voix émue. Par exemple, un jour, un des petits chiens s'aventure trop loin en nageant dans la mer. Heureusement sa maîtresse s'aperçoit qu'il est en difficulté, saute dans une barque, file à toutes rames et parvient à le repêcher de justesse. Le pauvre petit chien a bu trop d'eau, il est évanoui et on peut croire qu'il va mourir; mais sa maîtresse parvient à le réanimer en lui faisant de la respiration artificielle, et tout se termine très bien, le petit chien est gai à nouveau.» II se tut brusquement. Il avait l'air serein, maintenant, et presque extatique. Michel regarda sa montre, puis regarda autour de lui. Sa mère ne faisait plus aucun bruit. Il était presque midi, l'ambiance était excessivement calme. Il se releva, retourna dans la pièce centrale. Hippie-le-Gris avait disparu, laissant ses carottes en plan. Il se servit une bière, marcha jusqu'à la fenêtre. La vue portait à des kilomètres sur les pentes recouvertes de sapins. Entre les sommets enneigés, on distinguait au loin le miroitement bleuté d'un lac. L'atmosphère était douce et chargée de senteurs, c'était une très belle matinée de printemps.
Il était là depuis un temps difficile à définir et son attention, détachée de son corps, flottait paisiblement entre les sommets lorsqu'il fut ramené à la réalité par ce qu'il prit d'abord pour un hurlement. Il lui fallut quelques secondes pour réorganiser ses perceptions auditives, puis il marcha rapidement vers la chambre. Toujours assis au pied du lit, Bruno chantait à pleins poumons:
Ils sont venus, ils sont tous là
Dès qu'ils ont entendu ce cri
Elle va mourir laâââaa Maâmmaââh…
Inconséquents; inconséquents, légers et clownesques, tels sont les hommes. Bruno se leva pour chanter encore plus fort le couplet suivant:
Ils sont venus, ils sont tous là
Même ceux, du sud de l'Italie
Y a même Giorgio le fils maudit
Avec des présents pleins les braâââas…
Dans le silence qui suivit cette démonstration vocale, on entendit nettement une mouche traverser l'atmosphère de la pièce avant de se poser sur le visage de Jane. Les diptères sont caractérisés par la présence d'une seule paire d'ailes membraneuses implantées sur le deuxième anneau du thorax, d'une paire de balanciers (servant à l'équilibrage en vol) implantés sur le troisième anneau du thorax, et de pièces buccales piqueuses ou suceuses. Au moment où la mouche s'aventurait sur la surface de l'œil, Michel se douta de quelque chose. Il s'approcha de Jane, sans toutefois la toucher. «Je crois qu'elle est morte» dit-il après un temps d'examen.
Le médecin confirma sans difficultés ce diagnostic. Il était accompagné d'un employé municipal, et c'est là que les problèmes commencèrent. Où souhaitait-on transférer le corps? Un caveau de famille, peut-être? Michel n'en avait pas la moindre idée, il se sentait épuisé et confus. S'ils avaient su développer des relations familiales empreintes de chaleur et d'affection, il n'en seraient pas là - à se couvrir de ridicule devant l'employé municipal, qui au demeurant restait correct. Bruno se désintéressait complètement de la situation, assis un peu à l'écart, il avait entamé une partie de Tetris sur sa console portable. «Eh bien… reprit l'employé, nous pouvons vous proposer une concession au cimetière de Saorge. Ce sera un peu loin pour vous recueillir, surtout si vous n'êtes pas de la région, mais du point de vue transport c'est évidemment le plus pratique. L'enterrement pourrait avoir lieu dès cette après-midi, nous ne sommes pas trop bousculés en ce moment. Je suppose qu'il n'y aura pas de problèmes pour le permis d'inhumer… - Aucun problème! lança le médecin avec une chaleur un peu excessive. J'ai amené les formulaires…» II brandit un petit paquet de feuilles avec un sourire guilleret. «Putain, j'ai claqué…» fit Bruno à mi-voix. En effet, sa console de jeux émit une petite musique joyeuse. «D'accord également pour l'inhumation, monsieur Clément? fit l'employé en forçant sa voix. - Absolument pas! Bruno se redressa d'un bond. Ma mère souhaitait être incinérée, elle y attachait une importance extrême!» L'employé se rembrunit. La commune de Saorge n'était pas équipée pour une incinération, c'était un matériel tout à fait spécifique, qui ne se justifiait pas eu égard au volume des demandes. Vraiment, non, ça paraissait difficile. «Ce sont les dernières volontés de ma mère…» fit Bruno avec importance. Le silence se fit. L'employé municipal réfléchissait à toute allure. «II y a bien un crématorium à Nice… dit-il timidement. On pourrait envisager un transport aller-retour, si vous êtes toujours d'accord pour une inhumation dans la commune. Naturellement, les frais seraient à votre charge…» Personne ne répondit. «Je vais téléphoner… poursuivit-il, il faut déjà se renseigner sur les créneaux horaires pour une incinération.» II consulta son agenda, sortit un téléphone portable et commençait à composer le numéro quand Bruno intervint à nouveau. «On laisse tomber… fit-il d'un geste large. On va l'enterrer ici. Ses dernières volontés, on s'en fout. Tu payes!» poursuivit-il avec autorité en s'adressant à Michel. Sans discuter, celui-ci sortit son chéquier et s'enquit du prix d'une concession de trente ans. «C'est un bon choix, confirma l'employé municipal. Avec une concession de trente ans, on a le temps de voir venir.»
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