Il bifurqua à la hauteur de La Chapelle-en -Serval. Le plus simple aurait été de se foutre dans un arbre ei traversant la forêt de Compiègne. Il avait hésité quelques secondes de trop; pauvre Christiane. Il avait encore hésité quelques jours de trop avant de l'appeler; il savait qu'elle était seule dans son HLM avec son fils, il l'imaginait dans son fauteuil roulant, non loin de son téléphone. Rien ne le forçait à s'occuper d'une invalide, c'est ce qu'elle avait dit, et il savait qu'elle était morte sans haine. On avait retrouvé le fauteuil roulant désarticulé, près des boîtes aux lettres, en bas de la dernièn volée de marches. Elle avait le visage tuméfié et le coi brisé. Bruno figurait dans la rubrique «personne à prévenir en cas d'accident», elle était décédée pendant son transfert à l'hôpital.
Le complexe funéraire était situé un peu en dehors de Noyon, sur la route de Chauny, il fallait tourner juste après Baboeuf. Deux employés en bleu de travail l'attendaient dans un préfabriqué blanc, trop chauffé, avec de nombreux radiateurs, un peu comme une salle de cours dans un lycée technique. Les baies vitrées donnaient sur les immeubles bas, modernes, d'une zone semi-résidentielle. Le cercueil, encore ouvert, était posé sur une table à tréteaux. Bruno s'approcha, vit le corps de Christiane et se sentit partir en arrière, sa tête heurta violemment le sol. Les employés le relevèrent avec précaution. «Pleurez! Il faut pleurer!…» le conjura le plus âgé d'une voix pressante. Il secoua la tête, il savait qu'il n'y parviendrait pas. Le corps de Christiane ne pourrait plus bouger, respirer ni parler. Le corps de Christiane ne pourrait plus aimer, il n'y avait plus aucun destin possible pour ce corps et c'était entièrement de sa faute. Cette fois toutes les cartes avaient été tirées, tous les jeux avaient été joués, la dernière donne avait eu lieu et elle s'achevait sur un échec définitif. Pas plus que ses parents avant lui il n'avait été capable d'amour. Dans un état de bizarre détachement sensoriel, comme s'il flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, il vit les employés assujettir le couvercle à l'aide d'une perceuse visseuse-dévisseuse. Il les suivit jusqu'au «mur du silence», un mur de béton gris, haut de trois mètres, où étaient superposées les alvéoles funéraires, la moitié environ étaient vides. L'employé le plus âgé consulta sa feuille d'instructions, se dirigea vers l'alvéole 632, son collègue, derrière lui, roulait le cercueil sur un diable. L'atmosphère était humide et froide, il commençait même à pleuvoir. L'alvéole 632 était située à mi-hauteur, à peu près à un mètre cinquante du sol. D'un mouvement souple et efficace, qui ne dura que quelques secondes, les employés soulevèrent le cercueil et le firent glisser dans l'alvéole. À l'aide d'un pistolet pneumatique, ils vaporisèrent un peu de béton à séchage ultra-rapide dans l'interstice, puis l'employé le plus âgé fit signer le registre à Bruno. Il pouvait, lui indiqua-t-il en partant, se recueillir sur place s'il le désirait.
Bruno rentra par l'autoroute A1 et arriva vers onze heures au niveau du périphérique. Il avait pris une journée de congé, il ne soupçonnait pas que la cérémonie puisse être aussi brève. Il sortit porte de Châtillon et trouva à se garer rue Albert-Sorel, juste en face de l'appartement de son ex-femme. Il n'eut pas longtemps à attendre: dix minutes plus tard, débouchant de l'avenue Ernest-Reyer, son fils apparut, un cartable sur le dos. Il paraissait soucieux, et parlait seul tout en marchant. A quoi pouvait-il penser? C'était un garçon plutôt solitaire, lui avait dit Anne, au lieu de déjeuner au collège avec les autres il préférait rentrer à la maison, faire réchauffer le plat qu'elle lui avait laissé le matin en partant. Avait-il souffert de son absence? Probablement, mais il n'en avait rien dit. Les enfants supportent le monde que les adultes ont construit pour eux, ils essaient de s'y adapter de leur mieux, par la suite, en général, ils le reproduisent. Victor atteignit la porte, composa le code, il était à quelques mètres de la voiture, mais il ne le voyait pas. Bruno posa la main sur la poignée de la portière, se redressa sur son siège. La porte de l'immeuble se referma sur l'enfant, Bruno resta immobile quelques secondes, puis se rassit lourdement. Que pouvait-il dire à son fils, quel message avait-il à lui transmettre? Rien. Il n'y avait rien. Il savait que sa vie était finie, mais il ne comprenait pas la fin. Tout restait sombre, douloureux et indistinct.
Il démarra et s'engagea sur l'autoroute du Sud. Après la sortie d'Antony, il bifurqua en direction de Vauhallan. La clinique psychiatrique de l'Éducation nationale était située un peu à l'écart de Verrières-le-Buisson, juste à côté du bois de Verrières, il se souvenait très bien du parc. Il se gara rue Victor-Considérant, franchit à pied les quelques mètres qui le séparaient de la grille. Il reconnut l'infirmier de garde. Il dit: «Je suis revenu.»
«La communication publicitaire, trop focalisée sur la séduction du marché des juniors, s'est souvent égarée dans des stra tégies où la condescendance le dispute à la caricature et à la dérision. Pour pallier ce déficit d'écoute inhérent à notre type de société, il est nécessaire de parvenir à ce que chaque collaborateur de nos forces de vente devienne un «ambassadeur» auprès des seniors.»
(Corinne Mégy
– Le Vrai Visage des seniors)
Peut-être tout cela devait-il se terminer ainsi; peut-être n'y avait-il aucun autre moyen, aucune autre issue. Peut-être fallait-il dénouer ce qui avait été entremêlé, accomplir ce qui avait été ébauché. Ainsi, Djerzinski devait se rendre en ce lieu appelé Saorge, à 44° de latitude Nord et 7°30 de longitude Est, en ce lieu d'une altitude légèrement supérieure à 500 mètres. À Nice il descendit à l'hôtel Windsor, hôtel de demi-luxe d'une ambiance assez puante dont une des chambres a été décorée par le médiocre artiste Philippe Perrin. Le lendemain matin il prit le train Nice-Tende, renommé pour sa beauté. Le train traversa la banlieue nord de Nice, avec ses HLM d'Arabes, ses affiches de Minitel rosé et ses scores de 60 % au Front national. Après l'arrêt de Peillon-Saint-Thècle, il s'engagea dans un tunnel; à la sortie du tunnel, dans la lumière éblouissante, Djerzinski aperçut sur sa droite l'hallucinante silhouette du village suspendu de Peillon. Ils traversaient alors ce qu'on appelle l'arrière-pays niçois, des gens venaient de Chicago ou de Denver pour contempler les beautés de l'arrière-pays niçois. Ils s'engouffrèrent ensuite dans les gorges de la Roya. Djerzinski descendit en gare de Fanton-Saorge; il n'avait aucun bagage; on était à la fin du mois de mai. Il descendit en gare de Fanton-Saorge et marcha environ une demi-heure. À mi-parcours, il dut traverser un tunnel; la circulation automobile était inexistante.
Selon le Guide du routard qu'il avait acheté à l'aéroport d'Orly, le village de Saorge, avec ses maisons hautes étagées en gradins, dominant la vallée en un à-pic vertigineux, avait «quelque chose de tibétain»; c'était bien possible. Toujours est-il que c'est là que Janine, sa mère, qui s'était fait rebaptiser Jane, avait choisi de mourir, après plus de cinq ans passés à Goa, dans la partie occidentale de la péninsule indienne.
«Enfin elle a choisi de venir ici, elle n'a sûrement pas choisi de crever, corrigea Bruno. Il paraît que la vieille pute s'est convertie à l'islam - à travers la mystique soufie, une connerie de ce genre. Elle s'est installée avec une bande de babas qui vivent dans une maison abandonnée à l'écart du village. Sous prétexte que les journaux n'en parlent plus on s'imagine que les babas et les hippies ont disparu. Au contraire ils sont de plus en plus nombreux, avec le chômage leur nombre a considérablement augmenté, on peut même dire qu'ils pullulent. J'ai fait ma petite enquête… » II baissa la voix. «L'astuce c'est qu'ils se font appeler des néo-ruraux, mais en réalité ils ne glandent rien, ils se contentent de toucher leur RMI et une subvention bidon à l'agriculture de montagne.» Il hocha la tête d'un air rusé, vida son verre d'un trait, en commanda un autre. Il avait donné rendez-vous à Michel Chez Gihu, le seul café du village. Avec ses cartes postales cochonnes, ses photos de truites encadrées et son affiche de la «Boule saorgienne» (dont le comité directeur ne comportait pas moins de quatorze membres), l'endroit évoquait à merveille une ambiance « Chasse - Pêche - Nature - Tradition », aux antipodes de la mouvance néo-woodstockienne vitupérée par Bruno. Avec précaution, celui-ci sortit de son porte-documents un tract intitulé SOLIDARITÉ AVEC LES BREBIS BRIGASQUES! «Je l'ai tapé cette nuit… fit-il à voix basse. J'ai discuté avec les éleveurs hier soir. Ils n'arrivent plus à s'en sortir, ils ont la haine, leurs brebis sont littéralement décimées. C'est à cause des écologistes et du Parc national du Mercantour. Ils ont réintroduit des loups, des hordes de loups. Ils mangent les brebis!…» Sa voix monta d'un seul coup, il éclata brusquement en sanglots. Dans son message à Michel Bruno indiquait qu'il vivait de nouveau à la clinique psychiatrique de Verrières-le-Buisson, de manière «probablement définitive». Apparemment, donc, ils l'avaient laissé ressortir pour l'occasion.
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