Bruno se tut. Son café était terminé depuis longtemps, il était quatre heures du matin et il n'y avait aucun activiste viennois dans la salle. De fait Hermann Nitsch croupissait actuellement dans une prison autrichienne, incarcéré pour viol de mineure. Cet homme avait déjà dépassé la soixantaine, on pouvait espérer un décès rapide; ainsi, une source de mal se trouverait éliminée dans le monde. Il n'y avait aucune raison de s'énerver à ce point. Tout était calme, maintenant; un serveur isolé circulait entre les tables. Ils étaient pour le moment les seuls clients, mais la brasserie restait ouverte 24 heures sur 24, c'était inscrit en devanture, répété sur les menus, c'était pratiquement une obligation contractuelle. «Ils vont pas faire chier, ces pédés» observa machinalement Bruno. Une vie humaine dans nos sociétés contemporaines passe nécessairement par une ou plusieurs périodes de crise, de forte remise en question personnelle. Il est par conséquent normal d'avoir accès, dans le centre-ville d'une grande capitale européenne, à au moins un établissement ouvert toute la nuit. Il commanda un bavarois aux framboises et deux verres de kirsch. Christiane avait écouté son récit avec attention; son silence avait quelque chose de douloureux. Il fallait maintenant revenir aux plaisirs simples.
16 Pour une esthétique de la bonne volonté
«Dès que l'aurore a paru, les jeunes fil les vont cueillir des roses. Un courant d'in telligence parcourt les vallons, les capita les, secourt l'intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l'immortalité pour les vieillards.»
(Lautréamont - Poésies II)
Les individus que Bruno eut l'occasion de fréquenter au cours de sa vie étaient pour la plupart exclusivement mus par la recherche du plaisir - si bien entendu on inclut dans la notion de plaisir les gratifications d'ordre narcissique, si liées à l'estime ou à l'admiration d'autrui. Ainsi se mettaient en place différentes stratégies, qualifiées de vies humaines.
À cette règle, il convenait cependant de faire une exception dans le cas de son demi-frère; le terme même de plaisir semblait difficile à lui associer; mais, à vrai dire, Michel était-il mû par quelque chose? Un mouvement rectiligne uniforme persiste indéfiniment en l'absence de frottement ou de l'application d'une force externe. Organisée, rationnelle, sociologiquement située dans la médiane des catégories supérieures, la vie de son demi-frère semblait jusqu'à présent s'accomplir sans frottement. Il était possible que d'obscures et terribles luttes d'influence se déroulent dans le champ clos des chercheurs en biophysique moléculaire; Bruno en doutait, cependant.
«Tu as une vision de la vie très sombre…» dit Christiane, mettant fin à un silence qui s'appesantissait. «Nietzschéenne, précisa Bruno. Plutôt nietzschéenne bas de gamme, estima-t-il utile d'ajouter. Je vais te lira un poème.» Il sortit un carnet de sa poche et déclama les vers suivants:
C'est toujours la même vieille foutaise
D'éternel retour, etc.
Et je mange des glaces à la fraise
À la terrasse du Zarathoustra.
«Je sais ce qu'il faut faire, dit-elle après un nouveau temps de silence. On va aller partouzer au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Il y a des infirmières hollandaises, des fonctionnaires allemands, tous très corrects, bourgeois, genre pays nordiques ou Bénélux. Pourquoi pas partouzer avec des policiers luxembourgeois?
– J'ai épuisé mes semaines de vacances.
– Moi aussi, la rentrée est mardi; mais j'ai encore besoin de vacances. J'en ai marre d'enseigner, les enfants sont des cons. Toi aussi tu as besoin de vacances, et tu as besoin de jouir, avec plein de femmes différentes. C'est possible. Je sais que tu n'y crois pas, mais je te l'affirme: c'est possible. J'ai un copain médecin, il va nous faire un arrêt-maladie.»
Ils arrivèrent en gare d'Agde le lundi matin, prirent un taxi pour le secteur naturiste. Christiane avait extrêmement peu de bagages, elle n'avait pas eu le temps de retourner à Noyon. «Il va falloir que j'envoie du fric à mon fils, dit-elle. Il me méprise, mais je vais encore être obligée de le supporter quelques années. J'ai juste peur qu'il ne devienne violent. Il fréquente vraiment de drôles de types, des musulmans, des nazis… S'il se tuait en moto j'aurais de la peine, mais je crois que je me sentirais plus libre.»
On était déjà en septembre, ils trouvèrent facilement une location. Le complexe naturiste du Cap d'Agde, divisé en cinq résidences construites dans les années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, offre une capacité hôtelière totale de dix mille lits, ce qui est un record mondial. Leur appartement, d'une surface de 22 m 2, comportait une chambre-salon dotée d'un canapé-lit, une kitchenette, deux couchettes individuelles superposées, une salle d'eau, un W.-C. séparé et une terrasse. Sa capacité maximale était de quatre personnes - le plus souvent une famille avec deux enfants. Ils s'y sentirent tout de suite très bien. Orientée à l'Ouest, la terrasse donnait sur le port de plaisance et permettait de prendre l'apéritif en profitant des derniers rayons du soleil couchant.
Si elle dispose de trois centres commerciaux, d'un mini-golf et d'un loueur de bicyclettes, la station naturiste du Cap d'Agde compte en premier lieu pour séduire les estivants sur les joies plus élémentaires de la plage et du sexe. Elle constitue en définitive le lieu d'une proposition sociologique particulière, d'autant plus surprenante qu'elle semble trouver ses repères en dehors de toute charte préétablie, sur la simple base d'initiatives individuelles convergentes. C'est du moins en ces termes que Bruno introduisait un article où il faisait la synthèse de ses deux semaines de villégiature, intitulé «LES DUNES DE MARSEILLAN-PLAGE: POUR UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONNE VOLONTÉ.» Cet article devait être refusé de justesse par la revue Esprit.
«Ce qui frappe en tout premier lieu au Cap d'Agde, notait Bruno, c'est la coexistence de lieux de consommation banals, absolument analogues à ceux qu'on rencontre dans l'ensemble des stations balnéaires européennes, avec d'autres commerces explicitement orientés vers le libertinage et le sexe. Il est par exemple surprenant de voir juxtaposées une boulangerie, une supérette et un magasin de vêtements proposant essentiellement des micro-jupes transparentes, des sous-vêtements en latex et des robes conçues pour laisser à découvert les seins et les fesses. Il est surprenant également de voir les femmes et les couples, accompagnés ou non d'enfants, chiner entre les rayons, déambuler sans gêne entre ces différents commerces. On s'étonne enfin de voir les maisons de la presse présentes sur la station offrir, outre l'échantillonnage habituel de quotidiens et de magazines, un choix particulièrement étendu de revues échangistes et pornographiques, ainsi que de gadgets erotiques divers, le tout sans susciter chez aucun des consommateurs, le moindre émoi.
Les centres de vacances institutionnels peuvent classiquement se distribuer le long d'un axe allant du style «familial» (Mini Club, Kid's Club, chauffe-biberons, tables à langer) au style "jeunes" (sports de glisse, soirées animées pour les couche-tard, moins de 12 ans déconseillés). Par sa fréquentation en grande partie familiale, par l'importance qu'y prennent des loisirs sexuels déconnectés du contexte habituel de la "drague", le centre naturiste du Cap d'Agde échappe largement à cette dichotomie. Il se sépare tout autant, et c'est pour le visiteur une surprise, des centres naturistes traditionnels. Ceux-ci mettent en effet l'accent sur une conception "saine" de la nudité, excluant toute interprétation sexuelle directe; les mets biologiques y sont à l'honneur, le tabac pratiquement banni. Souvent de sensibilité écologiste, les participants se retrouvent autour d'activités telles que le yoga, la peinture sur soie, les gymnastiques orientales; ils s'accommodent volontiers d'un habitat rudimentaire au milieu d'un site sauvage. Les appartements proposés par les loueurs du Cap répondent au contraire largement aux normes de confort standard des stations de vacances; la nature y est essentiellement présente sous forme de pelouses et de massifs floraux. Enfin la restauration, de type classique, fait se juxtaposer pizzerias, restaurants de fruits de mer, friteries et glaciers. La nudité elle-même semble, si l'on ose dire, y revêtir un caractère différent. Dans un centre naturiste traditionnel, elle est obligatoire chaque fois que les conditions atmosphériques le permettent; cette obligation fait l'objet d'une surveillance rigoureuse, et s'accompagne d'une vive réprobation à l'égard de tout comportement assimilé au voyeurisme. Au Cap d'Agde, à l'opposé, on assiste à la coexistence paisible, dans les supermarchés comme dans les bars, de tenues extrêmement variées, allant de la nudité intégrale à un habillement de type traditionnel, en passant par des tenues à vocation ouvertement erotique (minijupes en résille, lingerie, cuissardes). Le voyeurisme y est en outre tacitement admis: il est courant sur la plage de voir les hommes s'arrêter devant les sexes féminins offerts à leur regard; de nombreuses femmes donnent même à cette contemplation un caractère plus intime par le choix de l'épilation, qui facilite l'examen du clitoris et des grandes lèvres. Tout ceci crée, lors même qu'on n'a pas pris part aux activités spécifiques du centre, un climat extrêmement singulier, aussi éloigné de l'ambiance erotique et narcissique des discothèques italiennes que du climat "louche" propre aux quartiers chauds des grandes villes. En somme on a affaire à une station balnéaire classique, plutôt bon enfant, à ceci près que les plaisirs du sexe y occupent une place importante et admise. Il est tentant d'évoquer à ce propos quelque chose comme une ambiance sexuelle "social-démocrate", d'autant que la fréquentation étrangère, très importante, est essentiellement constituée d'Allemands, avec également de forts contingents néerlandais et Scandinaves.»
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