Bruno se tut brusquement. Au bout de quelques minutes Michel se leva, ouvrit la porte-fenêtre et sortit sur le balcon aspirer l'air nocturne. La plupart des gens qu'il connaissait avaient mené des vies comparables à celle de Bruno. Mis à part dans certains secteurs de très haut niveau tels que la publicité ou la mode, il est relativement facile d'être accepté physiquement dans le milieu professionnel, les dress-codes y sont limités et implicites. Après quelques années de travail le désir sexuel disparaît, les gens se recentrent sur la gastronomie et les vins; certains de ses collègues, beaucoup plus jeunes que lui, avaient déjà commencé à se constituer une cave. Tel n’était pas le cas de Bruno, qui n'avait fait aucune remarque sur le vin - du Vieux Papes à 11,95 F. Oubliant à demi la présence de son frère, Michel jeta un regard sur les immeubles en s'appuyant à la balustrade. La nuit était tombée, maintenant; presque toutes les lumières étaient éteintes. On était le dernier soir du week-end du 15 août. Il revint vers Bruno, s'assit près de lui; leurs genoux étaient proches. Pouvait-on considérer Bruno comme un individu? Le pourrissement de ses organes lui appartenait, c'est à titre individuel qu'il connaîtrait le déclin physique et la mort. D'un autre côté, sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l'ensemble de sa génération. De même que l'installation d'une préparation expérimentale et le choix d'un ou plusieurs observables permettent d'assigner à un système atomique un comportement donné - tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d'un autre point de vue il n'était que l'élément passif du déploiement d'un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs: rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. La première réaction d'un animal frustré est généralement d'essayer avec plus de force d'atteindre son but. Par exemple une poule affamée (Gallus domesticus), empêchée d'obtenir sa nourriture par une clôture en fil de fer, tentera avec des efforts de plus en plus frénétiques de passer au travers de cette clôture. Peu à peu, cependant, ce comportement sera remplacé par un autre, apparemment sans objet. Ainsi les pigeons (Columba livia) becquettent fréquemment le sol lorsqu'ils ne peuvent obtenir la nourriture convoitée, alors même que le sol ne comporté aucun objet comestible. Non seulement ils se livrent a ce becquetage indiscriminé, mais ils en viennent fréquemment à lisser leurs ailes; un tel comportement hors de propos, fréquent dans les situations qui impliquent une frustration ou un conflit, est appelé activité de substitution. Début 1986, peu après avoir atteint l'âge de trente ans, Bruno commença à écrire.
«Aucune mutation métaphysique, devait noter Djerzinski bien des années plus tard, ne s'accomplit sans avoir été annoncée, préparée et facilitée par un ensemble de mutations mineures, souvent passées inaperçues au moment de leur occurrence historique. Je me considère personnellement comme l'une de ces mutations mineures.»
Errant parmi les humains européens, Djerzinski fut mal compris de son vivant. Une pensée se développant en l'absence d'interlocuteur effectif, souligne Hubczejak dans son introduction aux Clifden Notes, peut parfois échapper aux pièges de l'idiosyncrasie ou du délire; mais il est sans exemple qu'elle ait choisi, pour s'exprimer, d'en passer par la forme du discours réfutable. On peut ajouter que Djerzinski devait jusqu'à la fin se considérer avant tout comme un scientifique; l'essentiel de sa contribution à l'évolution humaine lui paraissait constitué par ses publications de biophysique - très classiquement soumises aux critères habituels d'autoconsistance et de réfutabilité. Les éléments plus philosophiques contenus dans ses derniers écrits n'apparaissaient à ses propres yeux que comme des propositions hasardeuses, voire un peu folles, moins justifiables d’une démarche logique que de motivations purement personnelles.
Il avait un peu sommeil; la lune glissait au-dessus de la ville endormie. Sur un mot de sa part, il le savait, Bruno se lèverait, enfilerait son blouson, disparaîtrait dans l'ascenseur; on trouvait toujours des taxis à La Motte-Picquet. Considérant les événements présents de notre vie, nous oscillons sans cesse entre la croyance au hasard et l'évidence du déterminisme. Pourtant, jusqu'il s'agit du passé, nous n'avons plus aucun doute; il nous paraît évident que tout s'est déroulé de la manière dont tout devait, effectivement, se dérouler. Cette illusion perceptive, liée à une ontologie d'objets et de propriétés, solidaire du postulat d'objectivité forte, Djerzinski l'avait dans une large mesure déjà dépassée; c'est sans doute pour cette raison qu'il ne prononça pas les mots, simples et habituels, qui auraient stoppé la confession de cet être larmoyant et détruit, lié à lui par une origine génétique à demi commune, qui ce soir, vautré sur le canapé, avait depuis longtemps dépassé les limites de la décence implicitement requises dans le cadre d'une conversation humaine. Il ne se sentait guidé ni par la compassion, ni par le respect; il y avait cependant en lui une intuition faible et indiscutable: à travers la narration pathétique et tortueuse de Bruno allait cette fois se dessiner un message; des paroles seraient prononcées, et ces paroles auraient - pour la première fois - un sens définitif. Il se leva, s'enferma dans les toilettes. Très discrètement, sans faire le moindre bruit, il vomit. Puis il se passa un peu d'eau sur le visage, revint vers le salon.
«Tu n'es pas humain, dit doucement Bruno en levant les yeux sur lui. Je l'ai senti dès le début, en voyant comment tu te comportais avec Annabelle. Cependant, tu es l'interlocuteur que la vie m'a donné. Je suppose que tu n'as pas été surpris, à l'époque, en recevant mes textes sur Jean-Paul II.
– Toutes les civilisations… répondit Michel avec tristesse, toutes les civilisations ont dû affronter cette nécessité de donner une justification au sacrifice parental. Compte tenu des circonstances historiques, tu n'avais pas le choix.
– J'ai réellement admiré Jean-Paul II! protesta Bruno. Je me souviens, c'était en 1986. Ces mêmes années il y a eu la création de Canal + et de M6, le lancement de Globe, l'ouverture des Restos du coeur. Jean-Paul II était le seul, il était absolument le seul à comprendre ce qui était en train de se passer en Occident. J'ai été stupéfait que mon texte soit mal accueilli par le groupe Foi et Vie de Dijon; ils critiquaient les positions du pape sur l'avortement, le préservatif, toutes ces bêtises. Bon c'est vrai, je ne faisais pas tellement d'efforts pour les comprendre, moi non plus. Je me souviens, les réunions avaient lieu chez les différents couples, à tour de rôle; on amenait une salade composée, un taboulé, un gâteau. Je passais les soirées à sourire bêtement, à dodeliner de la tête, à finir les bouteilles de vin; je n'écoutais absolument rien à ce qui se disait. Anne par contre était très enthousiaste, elle s'est inscrite à un groupe d'alphabétisation. Ces soirs-là je rajoutais un somnifère au biberon de Victor, puis je me branlais en faisant du Minitel rose; mais je n'ai jamais réussi à rencontrer personne.
Pour l'anniversaire d'Anne, en avril, je lui ai acheté une guêpière lamée argent. Elle a un peu prolesté, puis elle a accepté de la mettre. Pendant qu'elle tentait d'agrafer l'ustensile, j'ai fini le reste de Champagne. Puis j'ai entendu sa voix, faible et un peu chevrotante: "Je suis prête…" En rentrant dans la chambre, je me suis tout de suite rendu compte que c'était foutu. Ses fesses pendaient, comprimées par les jarretelles; ses seins n'avaient pas résisté à l'allaitement. Il aurait fallu une liposuccion, des injections de silicone, tout un chantier… elle n'aurait jamais accepté. J'ai passé un doigt dans son string en fermant les yeux, j'étais complètement mou. À ce moment, dans la pièce voisine, Victor s'est mis à hurler de rage - des hurlements longs, stridents, insoutenables. Elle s'est enveloppée d'un peignoir de bain et s'est précipitée vers la chambre. À son retour, je lui ai juste demandé une pipe. Elle suçait mal, on sentait ses dents; mais j'ai fermé les yeux et j'ai visualisé la bouche d'une des filles de ma classe de seconde, une Ghanéenne. En imaginant sa langue rosé et un peu râpeuse, j'ai réussi à me libérer dans la bouche de ma femme. Je n'avais pas l'intention d'avoir d’autres enfants. C'est le lendemain que j'ai écrit le texte sur la famille, celui qui a été publié.
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