— Il dort sur le siège. Je suppose qu’on n’aura pas d’essence ?
— Ni essence ni rien, confirma Cohen. Je siphonnerais bien le réservoir d’un des pick-up pour remplir celui de l’autre, mais je n’ai pas le nécessaire.
— Tant pis. En tout cas, je ne veux pas rester plantée là, on dirait un putain de cimetière, reprit Kris.
— On ferait mieux de se planquer, oui, dit Nadine. On a à manger et tout ce qu’il faut. On peut attendre.
— Attendre quoi ? s’enquit Evan.
— J’en sais rien, mais y a de la place libre, c’est pas ce qui manque. Il nous faut à peine la moitié d’un hôtel. Qu’est-ce que je raconte ? Le quart, oui.
— Pas question que je reste à attendre ici, protesta Kris. J’ai mal au ventre. Au dos. Aux jambes.
— Ce n’est pas en se planquant qu’on trouvera de l’essence », ajouta Cohen. Il montra le ciel. « Et vous savez ce qui va nous tomber dessus.
— On trouvera peut-être pas d’essence, mais on se fera pas buter par les mecs qui ont massacré tout ce beau monde. Et aucune tempête n’a encore réussi à emporter ce mastoc.
— On n’est pas partis de là-bas pour se planquer ailleurs, s’obstina Kris. On est partis pour retrouver le monde normal.
— Je vois pas l’intérêt d’y arriver morts, riposta Nadine.
— Tu ne peux pas dire qu’on y arrivera morts.
— Tu ne peux pas dire qu’on y arrivera sains et saufs.
— Personne ne peut rien dire, trancha Evan. Mais moi, j’ai la clé d’un des pick-up, et il n’est pas question que je me planque en attendant un miracle.
— Moi non plus, approuva Kris.
— T’as pas la clé. »
Nadine tira de sa poche la clé du pick-up qu’elle partageait avec Kris.
« Elle n’est pas à toi, protesta cette dernière. Elle est à nous.
— Je sais. Mais ma moitié est pour qu’on se planque un moment.
— Ma moitié n’a aucune envie d’accoucher au beau milieu de nulle part. »
Les deux femmes s’étaient peu à peu rapprochées l’une de l’autre. Nadine faisait une tête de plus que son interlocutrice et, avec ses gants aux doigts coupés, évoquait une bête capable de se cacher dans une ruelle pour se jeter sur les passants. Mais Kris, malgré sa rondeur, la poussait du ventre en serrant les poings.
« Je crois que tu oublies le bébé, dit Mariposa à Nadine.
— J’oublie rien du tout.
— Il a besoin d’un médecin.
— Je sais de quoi il a besoin.
— Pas de ça, en tout cas », dit Evan.
Un grondement de tonnerre les réduisit momentanément au silence. Ils s’entre-regardèrent. Regardèrent les véhicules. Le ciel.
« Moi, je ne reste pas là », reprit Evan, sans vraiment s’adresser à personne. « C’est aussi simple que ça.
— Moi non plus, dit Kris.
— Bon, dit Nadine.
— Dieu merci », conclut Cohen, tandis que le tonnerre poussait un long beuglement.
« On n’a encore aucune raison de Le remercier, fit remarquer Nadine, prudente. Mais on a intérêt à ce que les choses changent avant la fin du voyage.
— Regardez. »
Mariposa montrait du doigt l’endroit où la chaussée disparaissait au loin, à l’est. Un point blanc s’y était matérialisé.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Evan.
— Des phares. Qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre ? répondit Kris. On se tire de là, s’il vous plaît ?
— En voiture, tout le monde », lança Cohen. Les deux femmes s’empressèrent de s’éloigner, mais il attrapa Evan par son manteau. « Toi, tu viens d’abord avec moi. » Ils n’avaient pratiquement aucune chance, malgré les deux stations-service, mais il ne voulait pas repartir sans vérifier. « Tu essaies de ce côté-là », ajouta-t-il en montrant celle de droite.
Evan traversa la route en courant. Il ne restait des deux commerces que les pompes, car les bâtiments où on vendait autrefois de la bière bien fraîche, des billets de loterie et des cigares à embout en bois avaient disparu depuis longtemps. Cohen en avait huit à tester. Rien. Evan six. Rien non plus. Ils s’empressèrent de regagner les véhicules. Comme le point blanc était toujours là, à l’est, Cohen dit à l’adolescent de ne pas allumer ses phares : Ils ne peuvent pas nous voir si on ne se montre pas. Il expliqua la même chose à Nadine, avant de se précipiter vers la Jeep. Mariposa avait déjà mis le contact. Il ne restait qu’à passer la première.
La route 49 se trouvait à des kilomètres à l’est, ce qui les condamnait à rouler méthodiquement contre le vent, en contournant les débris. Les deux occupants de la Jeep, mal protégés par son toit de fortune, étaient trempés. Mariposa avait remonté ses genoux contre sa poitrine pour se rouler en boule sous son vaste manteau, alors que Cohen se penchait en avant, comme s’il allait mieux y voir dans cette position. Dommage qu’on n’ait pas de pare-brise, faillit-il dire à un moment — il se retint, parce qu’il s’était déjà permis un commentaire sur leur trajet précédent. Sa passagère tenait le point blanc à l’œil pour en signaler les disparitions et réapparitions, car il s’éteignait parfois.
Le croisement avec l’autoroute 49 avait été englouti par les flots. Le port, où était autrefois ancré un vaisseau de guerre grouillant d’écoliers et de touristes, avait grignoté les terres : un petit lac couvrait l’intersection de la 49, transformée en canal. Il fallut faire demi-tour parmi les ruines de Gulfport, monuments historiques et bâtiments effondrés, rues pavées cahoteuses, revenir en arrière et contourner l’obstacle en prenant au nord.
Passé le front de mer et le centre-ville ancien s’étiraient des kilomètres de béton. Grands parkings déserts d’hypermarchés aux vitrines disparues, fracassées par des briques, des démonte-pneus ou des pieds-de-biche. Centres commerciaux et agences bancaires. Restaurants et stations-service. Pléthore de prêteurs sur gages, de caves, de magasins de vidéos pour adultes — les seuls commerces à avoir prospéré au fil des mois précédant la déclaration de la Limite. Des charpentes en métal dépassaient çà et là des toits, des poteaux électriques ou téléphoniques étaient tombés sur des devantures ou sur la six-voies. Partout, des ordures et des graffitis, des voitures abandonnées au bord de la route ou sur les parkings. Les poteaux d’acier géants des panneaux publicitaires se dressaient toujours, dépouillés desdits panneaux. Entre deux centres commerciaux, un poste avancé de la garde nationale, inoccupé — murs noirs en parpaings, verre épais criblé de trous par des balles anonymes, grillage couronné de barbelé à hauteur d’homme. Les postes de ce genre s’étaient multipliés dans la région un an durant, avant l’établissement de la Limite.
Il fallait rester vigilant, dans cette course d’obstacles qu’on aurait crue élaborée par une école de pilotes cascadeurs. Cohen l’éclaireur contournait les gros débris et roulait en cahotant sur les petits, un œil rivé à la route, l’autre sans cesse en mouvement. Il n’aurait pas été surpris de tomber sur le camion de Charlie ou sur les types qui lui avaient tendu une embuscade, mais il se demandait ce qu’il ferait, au cas où.
Ils mirent plus d’une demi-heure à atteindre la banlieue nord de Gulfport, noyés dans une tempête pesante. La chaussée se réduisit à quatre voies. Le béton des multinationales céda la place à celui des « locaux ». Moins de magasins, plus d’immeubles d’habitation, vieillards chenus rapetissés par le temps. Une masse blanche imposante apparut en travers de la route : deux gros semi-remorques renversés sur le flanc, juste l’un derrière l’autre. Cohen s’arrêta tout près. Il avait la place de passer d’un côté, mais la portière arrière d’une des remorques était ouverte. Les deux pick-up s’arrêtèrent, eux aussi.
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