— Ouais, c’est probablement une des rares choses intelligentes que j’aie faites. » Il but quelques gorgées puis s’agenouilla près des cendres. « Le jour ne va pas tarder à se lever. Il va se remettre à pleuvoir plus fort. Vous devriez aller vous coucher.
— On devrait, admit Kris. Redonne-moi donc une petite goutte de ton truc.
— Ce n’est pas bon pour toi.
— Je sais. » Elle tendit la main. « Mais c’est un bon somnifère. »
Il lui offrit la bouteille. Elle but une deuxième gorgée et secoua la tête, puis une troisième gorgée et lui rendit la flasque en disant Beurk. Mariposa aida la jeune femme à se lever, avant de l’accompagner jusqu’à sa caravane, qu’elle gagna d’une démarche maladroite. Quand il leur proposa son aide, Kris la refusa :
« Je préfère que tu m’aides à m’en aller, puisque j’ai décidé d’aller à la Limite et de le garder. Si Dieu veut bien me le permettre. »
Mariposa referma la porte dans son dos puis rejoignit Cohen, qui buvait toujours.
« Je ne veux pas rester sous la pluie, dit-elle en s’essuyant la figure. Et toi ? »
Il leva les yeux vers le ciel nocturne.
« Il ne pleut pas tant que ça.
— Ça ne va pas durer. C’est toi qui l’as dit. »
Il acquiesça. Elle s’approcha et lui tendit la main. Il regarda cette main. Frêle et mouillée, comme sa propriétaire. Il regarda le campement, les prés obscurs, l’endroit où gisaient les corps d’Aggie et d’Ava. Puis il la regarda à nouveau, elle, avec sa main tendue qui tremblait visiblement — de peur, de froid, d’autre chose, peut-être.
Il prit cette main. Mariposa l’emmena chez elle.
Son imagination avait toujours décidé de tout.
Dès son plus jeune âge, des histoires de fantômes lui tournaient dans la tête : cachée derrière le rideau, elle assistait aux confessions des clients de sa grand-mère qui comptaient sur les relations de la vieille femme avec l’autre monde ; elle regardait les esprits du Carré français se rassembler à la lumière des lampadaires ; elle créait ses propres manifestations enfantines dans la faille entre réel et imaginaire. Les gens qui tiraient les tarots à Jackson Square la laissaient s’asseoir près d’eux et écouter leurs prédictions ; elle connaissait le vampire chaleureux posté en hiver devant la maison du célèbre flibustier Jean Lafitte, prêt à entraîner les touristes dans la visite guidée des cimetières ; les masques du mardi gras et les costumes fabuleux des défilés faisaient partie de sa vie. Les habitués du magasin paternel lui inspiraient des histoires ; ce qu’elle voyait par les fenêtres des immeubles inoccupés, sur le chemin de l’école, lui inspirait des histoires ; les bateaux qui allaient et venaient sur le fleuve lui inspiraient des histoires, avec leurs ponts qu’elle se représentait chargés de passagers séduisants venus visiter sa ville.
Jusqu’aux tempêtes. De plus en plus violentes, de plus en plus fréquentes, accompagnées d’évacuations erratiques, puis régulières. Et, enfin, la prévision brutale : ces conditions météorologiques dureraient des années, et les destructions se poursuivraient. Beaucoup de gens ricanaient, beaucoup de gens refusaient d’y croire, alors qu’elle avait facilement intégré la chose. Quand une tempête s’annonçait, elle restait réveillée dans le noir, elle rêvait de la catastrophe en couleurs éclatantes — ardoises arrachées aux toits, craquements des arbres maltraités, eau qui lui arrivait jusqu’au cou. Squelettes d’immeubles, bateaux naufragés, vacarme des vagues et rugissement immense du tonnerre avant même l’arrivée de l’ouragan. Ensuite, si l’ouragan n’était pas exactement tel qu’elle se l’était imaginé, la mélancolie l’engloutissait, s’installait jusqu’à l’avertissement suivant. Là, son esprit déchaînait à nouveau un véritable pandémonium — mais la réalité des tempêtes finissait par rattraper les projections de son paysage imaginaire. Pendant que les orages empiraient, se fondant en un fleuve de destruction, pendant que la folie s’installait à la proclamation de la Limite, Mariposa éprouvait une impression de déjà-vu, comme si, les yeux fermés, elle avait toujours vécu ailleurs, dans un autre monde où mère Nature se montrait d’un autoritarisme vindicatif. Nul ciel ne pouvait être plus sombre que celui qu’elle regardait derrière ses paupières closes, nul vent plus puissant que le tourbillon de son esprit.
La solitude lui avait cependant prouvé qu’il existait en ce monde-ci des choses inimaginables. Jamais elle n’avait compris cet endroit, ces hommes, ces caravanes amarrées. Jamais elle n’avait réussi à conjurer plus horrible, seule dans le noir. Ses rêves ne créaient plus d’autres mondes, ils se réduisaient à une évocation fascinée de l’évasion. De la vengeance. Où apparaissaient ceux qu’elle aimait et qui, maintenant, lui manquaient. Le jour, elle se demandait où ils étaient. S’ils la cherchaient. S’il restait un être vivant pour penser à elle. Elle ne doutait pas d’avoir de la famille. Quelque part. Mais dans ce nouveau monde si vaste, si changeant, si irréfutable, elle n’arrivait à se figurer pour elle-même et les autres que des fins malheureuses. La fillette dont l’esprit avait été un feu d’artifice d’ouragans romantiques, de fantômes et d’esprits animés, était devenue une jeune femme à l’imagination insatiable massacrée par les arêtes tranchantes du réel.
Jusqu’au jour où elle était partie avec Evan, où elle avait à moitié étranglé le type à la Jeep et où elle était allée chez lui. Elle avait vu où se trouvait son lit, avec qui il le partageait, à quoi avait ressemblé sa vie — une vie à laquelle il se cramponnait. Elle avait emporté la boîte à chaussures où il conservait cette vie, elle en avait palpé les lettres, essayé les bijoux, et son esprit s’était ranimé. Comme si elle avait franchi une porte secrète et pris une de ses créations d’autrefois par la main pour la faire passer du rêve à la réalité. Comme si elle était redevenue la fillette de cette époque. Depuis qu’elle était seule, depuis qu’on l’avait amenée ici, depuis qu’elle avait subi ce qu’y subissaient toutes les femmes, elle avait presque oublié qu’elle vivait et que sa vie lui appartenait.
Elle prit Cohen par la main pour l’emmener chez elle, alluma les bougies posées sur l’étagère murale, le débarrassa de la flasque qu’il tenait toujours et la posa à côté des bougies. Quand elle s’écarta de lui pour ôter son manteau, il attrapa une de ses longues mèches noires puis la laissa glisser entre deux doigts.
« Je serai qui tu voudras », murmura Mariposa en déboutonnant sa chemise en flanelle.
Il n’avait pas lâché ses cheveux — il les frottait à présent, comme s’il s’agissait d’une sorte de tissu bizarre qu’il aurait touché pour la première fois. Sa chemise déboutonnée, elle en écarta les pans puis la fit glisser de ses épaules. Le vent secoua le mobil-home. La clarté des bougies vacilla.
Cette fois, Cohen lâcha la longue mèche noire et regarda la jeune fille.
Son cou et sa poitrine disparaissaient sous sa chevelure, qu’il repoussa pour dévoiler son décolleté. Un V profond descendant entre ses seins.
Cohen recula. Les manches longues noires. La ceinture qu’il avait nouée à la taille d’Elisa, chaque fois qu’elle portait cette robe-là. Mariposa tira sur le tissu de la jupe pour l’extirper de son pantalon puis le laissa retomber sur ses hanches. L’ourlet lui arrivait aux genoux.
Cohen secoua la tête. Elle avança d’un pas ; il recula d’autant.
« Arrête, dit-il.
— Tout va bien. »
Elle voulut le toucher, mais il l’attrapa par le poignet et lui rabaissa la main.
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