« Je t’ai dit d’arrêter. » La voix de Cohen avait changé. « Elle n’est pas à toi.
— Je sais. Je n’en veux pas. Je sais qu’elle est à elle. »
Il prit la bouteille sur l’étagère, la porta à ses lèvres et but une bonne rasade de whisky avant de reposer les yeux sur la jeune fille.
« Je ne veux pas faire comme si. Je ne sais pas pourquoi tu t’es imaginé que je voudrais. Je ne sais foutrement pas pourquoi quelqu’un voudrait faire une chose pareille. »
L’espoir de Mariposa s’éteignit. Ses épaules se voûtèrent. On aurait dit qu’elle rapetissait.
« Je ne sais pas ce que tu as d’autre, mais je ne veux pas le voir », ajouta Cohen, avant de faire volte-face et de ressortir.
Elle resta immobile. Le regard fixé sur son ombre multiple. La certitude lui vint alors qu’il s’agissait de sa dernière nuit dans cette caravane. Le lendemain soir, ils seraient ailleurs, tous. Elle fit passer la robe par-dessus sa tête, la laissa tomber à terre, remit chemise en flanelle et manteau. Cohen n’est pas un rêve. Ce n’est pas une histoire. Même si j’essaie de toutes mes forces. Elle restait parfaitement immobile. Peut-être se trouvait-il juste derrière la porte. Peut-être allait-il revenir. Peut-être le long silence serait-il brisé par un léger toc-toc.
Elle attendait, mais rien ne se produisait. Elle ne pouvait pas l’ensorceler. Pas là. Elle ne pouvait ensorceler personne ni ramener les morts à la vie.
Cohen changea son bandage, enfila son manteau, fourra ses pistolets dans ses poches, prit sa boîte à chaussures sous son bras et sortit. Les autres étaient prêts à partir. Evan lui tendit sa carabine à canon scié, puis ils se rassemblèrent tous au milieu du campement, dans le petit matin pluvieux, autour du feu presque éteint. Le vent soufflait sans faiblir. La grisaille sombre de l’autre côté du golfe ne présageait rien de bon.
Ses compagnons informèrent le nouveau venu des quelques principes sur lesquels ils s’étaient mis d’accord : chacun s’installerait dans le véhicule de son choix, lequel appartiendrait en indivision à ses occupants ; la Limite atteinte, Kris irait aussitôt consulter un médecin, avec le bébé ; ils n’auraient plus ensuite aucune obligation les uns envers les autres. Cohen acquiesça.
« Bon, mais qu’est-ce qui va se passer, là-bas ? demanda Kris.
— C’est justement de ça qu’il est question, répondit-il.
— Non. Je veux dire : on est censés être vivants ou morts ?
— On verra bien quand on y sera, intervint Nadine. Si ça se trouve, il y aura quelques résurrections. »
Ils examinèrent une dernière fois l’endroit où ils avaient vécu des semaines, sinon des mois — plus d’un an, pour certains. Le campement s’étendait sous la pluie, sinistre, sans vie. Les corps d’Aggie et d’Ava gisaient derrière la bétaillère. Des esprits tourmentés rôdaient dans ce qui était devenu un cimetière.
Pendant que les autres entassaient à l’arrière des pick-up les sacs-poubelle où ils avaient rangé vêtements et autres affaires, Kris donnait le biberon au bébé. Un optimisme inhabituel éclairait les visages durant les préparatifs. Cohen monta dans la remorque de la camionnette chargée la veille vérifier qu’il n’avait rien oublié d’important, en ce qui concernait les provisions et fournitures. Evan y aligna ensuite les bidons d’essence — dernière étape des préliminaires. Nadine et Kris s’approchèrent ensemble, accompagnées de Mariposa. Kris tendit bébé et biberon à Cohen, puis les trois femmes entreprirent de décharger les jerrycans. Il leur demanda aussitôt ce qu’elles faisaient, nom de Dieu !
« T’occupe », répondit Nadine.
Elles passèrent de caravane en caravane, ouvrant les portes, entrant, arrosant d’essence les lits et le plancher puis, dehors, les cordes de fixation. Cohen secouait la tête devant ce spectacle, sans pour autant cesser de nourrir et de bercer le nouveau-né. Chaque goutte de carburant répandue rendait le voyage à venir plus problématique, mais ses protestations n’auraient pas empêché le grand nettoyage. Il profita du temps que prenait l’opération pour s’adresser au bébé. Il va falloir être un bon petit bonhomme. Tu vas faire un sacré voyage. J’espère que tu t’en tireras. Si tu tiens le coup, tu finiras par arriver quelque part.
L’arrosage terminé, les trois femmes rangèrent les bidons dans la remorque du pick-up. Cohen tira son briquet de sa poche sans attendre qu’elles le lui demandent, Nadine le prit, Mariposa et Kris rassemblèrent une pleine brassée de rouleaux de papier WC, puis elles retournèrent toutes patauger dans le cercle. Elles poussaient la porte d’un mobil-home, allumaient un rouleau, le jetaient à l’intérieur, battaient en retraite et recommençaient quelques mètres plus loin. Après avoir fait de cette manière le tour des caravanes, elles se réunirent au centre du corral. Quelques minutes plus tard, de lourds serpents de fumée onduleux se faufilaient par les portes ouvertes, puis des flammes jaunes traversaient les toits et les fenêtres. Les claquements, les sifflements, les rugissements bas des incendies en expansion luttaient contre le roulement de la pluie. Les trois femmes restaient immobiles, attentives. Elles ne quittèrent le cercle de feu pour regagner les pick-up que lorsqu’une gigantesque flambée rassembla tous les mobil-homes. Personne ne dit un traître mot quand Kris reprit le bébé à Cohen.
Evan démarra une des camionnettes, Nadine l’autre, Cohen la Jeep. Mariposa s’installa près de lui sur le siège passager. La pluie martelait le morceau de bâche qu’il avait découpé puis attaché au-dessus de l’habitacle.
« La dernière fois que tu es montée dans ma voiture, j’ai failli y rester », dit-il à sa passagère.
Elle leva les mains pour les lui montrer des deux côtés, comme une magicienne décidée à prouver qu’elle ne cache rien dans sa manche.
« Tu devrais savoir pourquoi, maintenant.
— Oui, je sais. »
Il retira son bonnet, le secoua pour le débarrasser des gouttes de pluie puis le remit.
« Je comprends, reprit-elle.
— Tu comprends quoi ?
— Que tu sois venu. »
Il secoua la tête.
« Tu n’as rien compris du tout, la nuit dernière.
— C’est vrai, acquiesça-t-elle, mais maintenant, je comprends. Elle t’aimait vraiment. Et tu l’aimais vraiment. Je l’ai compris à toutes ces petites choses. Je comprends. »
Cohen se tourna vers la boîte à chaussures posée sur la banquette arrière, comme s’il s’attendait à voir Elisa à la place, puis il considéra les caravanes en feu et, enfin, les basses terres inondées, au loin. Lorsqu’il joignit et serra les mains, on aurait dit qu’elles appartenaient à deux personnes différentes, heureuses de se retrouver. Un des pick-up klaxonna, derrière lui, sans qu’il y prête aucune attention. Sans qu’il réagisse.
« Je ne te ferai pas de mal », dit tout bas Mariposa.
Il desserra les mains. Tourna la tête de tous côtés comme pour s’étirer le cou. Ouvrit son manteau et prit une cigarette. L’alluma. Enfin, la première passée, il dit à Mariposa que peu importaient ses déclarations d’intentions. On ne savait jamais vraiment ce qu’on allait faire avant de le faire.
Les trois véhicules traversèrent lentement le pré cahoteux, ravagé par les tempêtes. Lorsqu’ils atteignirent Himmel Road, les incendies perdaient du terrain face à la pluie.
C’était un véritable spectacle, qui attirait irrésistiblement le regard. Au large, dans le golfe, l’orage cinglait à répétition le ciel de plus en plus sombre, dessinant un cirque de foudre qu’on imaginait tout droit jailli des doigts tendus du Créateur. Les passagers regardaient. Les conducteurs aussi, d’un œil, l’autre rivé à la route.
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