Le témoignage de l'officier américain est le dernier d'une série pratiquement continue qui nous a permis de reconstituer en détailles actes et comportements de notre malade en cavale, dans l'hôtel très particulier des von Brücke. HR ayant disparu à droite au sortir de la petite rue en impasse, le militaire a franchi la grille du jardin à son tour, mais dans l'autre sens, et sans hésitation, comme un habitué du magasin de poupées; il s'agit en effet du colonel Ralph Johnson, aisément identifiable par nous tous comme par l'ensemble des services secrets occidentaux, mais plus connu sous l'appellation usurpée de Sir Ralph, qui provient seulement d'une allusion amicale à son allure très britannique. Il a ensuite gravi d'un pas leste les trois marches du perron, en consultant la grosse montre qu'il portait au poignet gauche.
Nous savons donc avec précision que quatre-vingts minutes se sont écoulées entre cet instant capital et celui où HR est reparu au cabaret die Sphinx (où travaillent plusieurs de nos écolières), ce qui représente presque le double du temps de marche nécessaire pour les filles dont c'est là un trajet habituel: longer le canal plus loin que la place Mehring, puis le traverser en obliquant vers la gauche afin de rejoindre la Yorkstrasse. Notre prétendu agent spécial disposait ainsi d'une latitude (vingt-cinq à trente minutes) pour effectuer quelque détour et commettre éventuellement un meurtre, que celui-ci ait été ourdi à l'avance ou bien soit dû à des circonstances accidentelles, voire de contingence pure. On devine, en tout état de cause, que ce quartier devait lui être familier depuis ses fréquents séjours dans le secteur français tout proche: juste de l'autre côté du Tiergarten qui constitue en fait un district largement international (en dépit de son appartenance théorique à la seule zone anglaise) avec sa gare du Zoo, principale porte vers l'Ouest.
Le fugitif, en outre, connaissait visiblement l'endroit où il pouvait espérer le meilleur refuge en plein couvre-feu, dans cet espace peu détruit au sud des rues Kleist et Bülow où abondent les lieux de plaisir nocturnes, fréquentés par les militaires alliés et la haute société interlope, nantie du précieux laissez-passer permettant de circuler à toute heure. Car il ne semble pas avoir hésité entre les différentes enseignes qui, malgré leur relative discrétion, demeurent toujours bien repérables, beaucoup d'entre elles affichant d'ailleurs des noms français, Le Grand Monde, La Cave, Chez la comtesse de Ségur, mais aussi: Wonderland, Die Blaue Villa, The Dream, Das M ä dchenpensionat, Die H ö lle, etc.
Quand HR est entré dans la «salle de spectacle» du Sphinx, intime bien que surpeuplée, Gigi était debout sur le bar, en train d'exécuter un des traditionnels numéros berlinois, en guêpière noire et chapeau haut-de-forme. Sans interrompre son exhibition, avec sa longue canne blanche à pommeau d'argent de dandy, elle lui a gentiment adressé un petit signe d'accueil plein de naturel, comme s'ils avaient rendez-vous au cabaret cette nuit-là, ce que l'adolescente nie avec véhémence, tenant même à préciser qu'elle avait recommandé au malade de rester dans sa chambre, dans son état d'extrême faiblesse confirmé par le docteur Juan, et surtout de ne pas quitter la maison, dont elle aurait prétendu à titre dissuasif que toutes les portes seraient fermées à clef. Selon son habitude, la jeune garce a donc, dans cette affaire, menti une fois au moins.
La soirée, assez avancée déjà, se déroulait sans accroc, dans une musique alanguie, la fumée mielleuse des Camels, les lumières rousses diffuses, une douce chaleur d'enfer climatisé, le parfum entêtant des cigares qui se mêlait à celui plus musqué des filles, dont la plupart se trouvaient à présent quasi nues. Des couples se formaient, au hasard d'une audace, ou d'un regard. D'autres quittaient la pièce avec plus ou moins de discrétion vers les dégagements particuliers, confortables en dépit de leurs dimensions exiguës, aménagés au premier étage ainsi que, pour des installations plus spéciales, dans les sous sols.
Après avoir bu plusieurs verres de bourbon, servis par une accorte demoiselle d'environ treize ans nommée Louisa, dans un coin sombre de la salle, HR s'était endormi de fatigue.
Le corps sans vie de l'Oberführer Dany von Brücke a été retrouvé au petit matin par une patrouille militaire, dans la cour d'un immeuble partiellement éventré par les bombes, inhabité mais en cours de restauration, donnant sur Viktoria Park, c'est-à-dire à proximité immédiate du grand aéroport de Tempelhof. Son assassin, cette fois-ci, ne l'avait pas raté. Les deux balles tirées de face presque à bout portant, dans la poitrine, et retrouvées sur place, étaient du même calibre que celle qui l'avait seulement blessé au bras, trois jours auparavant, et, selon les experts, provenaient du même pistolet automatique 9 mm Beretta. A côté du cadavre, gisait une chaussure de femme à talon haut dont l'empeigne était garnie d'écailles bleues métallisées. Une goutte de sang rouge vif en tachait la doublure intérieure.
HR rêve qu'il se réveille en sursaut dans la chambre sans fenêtre des anciens enfants von Brücke. Le bruit violent de verre cassé qui l'a tiré de son sommeil imaginaire semblait provenir de l'armoire à glace, dont le grand miroir est pourtant intact. Craignant des dégâts à l'intérieur, il se lève pour en ouvrir la lourde porte. Sur l'étagère centrale, à hauteur du regard, le poignard en cristal (dressé auparavant sur son pied de coupe à champagne) est en effet tombé sur la chaussure bleue aux écailles de sirène, renversé sans aucun doute par le fracas d'un quadrimoteur américain volant anormalement bas après son décollage de Tempelhof (par vent du nord) qui a fait vibrer tous les objets du pavillon, comme un tremblement de terre. Dans sa chute brutale, la transparente lame effilée a fait une blessure profonde au chevreau blanc qui garnit l'intérieur du délicat soulier, couché maintenant lui aussi.
L'entaille saigne abondamment: un épais liquide vermeil s'écoule en flot spasmodique sur l'étagère du dessous et le linge intime de Gigi qui s'y accumule en désordre. HR, pris de panique, ne sait pas quoi faire pour arrêter l'hémorragie. Il s'affole d'autant plus que toute la maison s'est emplie soudain des cris aigus d'une émeute…
Je me suis alors réveillé pour de bon, mais dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés. Deux filles de service se querellaient bruyamment dans le couloir, juste derrière ma porte. J'étais toujours en pyjama, allongé en travers de la couette bouleversée, rendue moite par ma transpiration. Mon Frühstück une fois débarrassé, après le départ de Pierre Garin, j'avais voulu me reposer un peu sur mon lit, et, mal remis d'une lourde fatigue consécutive à cette nuit agitée suivie d'un sommeil trop bref, je m'étais rendormi aussitôt. Et, déjà, maintenant, le jour hivernal déclinait au dehors, entre les rideaux restés ouverts. Les servantes s'injuriaient dans un langage dialectal, à fort accent campagnard, auquel je ne comprenais rien.
Je me suis levé, avec effort, et j'ai tiré ma porte en grand d'un seul coup. Maria et sa jeune collègue (certainement une débutante) ont aussitôt mis fin à leur altercation. Sur le plancher du couloir, il y avait une carafe en verre blanc brisée en trois morceaux, dont le contenu (qui semblait être du vin rouge) s'était répandu jusqu'au seuil de ma chambre.
.Maria, d'humeur nerveuse, m'a quand même adressé un sourire contraint et elle a voulu se justifier, en utilisant désormais un allemand plus classique, un peu simplifié à mon intention:
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