Il ne reconnaissait évidemment pas grand-chose dans cette succession de vestibules et corridors, certes plus complexe qu'on ne l'imaginerait en apercevant le coquet pavillon de l'extérieur. Quand on l'avait transporté dans l'ancienne chambre des enfants, où l'on venait de mettre à son intention un matelas de fortune, jeté à même le sol, l'homme était sans connaissance depuis sa chute brutale à l'issue d'une crise aiguë d'hallucinations érotiques, dans le salon d'accueil aux poupées vivantes. Et, lorsque plus tard on l'avait conduit jusqu'aux toilettes de la grande salle de bains rose, où les messieurs aiment à laver les fillettes, il ne semblait rien voir autour de lui si bien que Gigi devait le tenir par la main pour le guider, à l'aller comme au retour. HR a donc dû errer pendant quelque temps à la recherche d'un escalier quelconque menant au rez-de-chaussée. Tout était désert, et d'ailleurs fort peu éclairé à cette heure très tardive: une veilleuse bleuâtre allumée de place en place…
Et voilà qu'en débouchant d'un étroit passage sur le couloir central, il s'est de façon abrupte trouvé devant Violetta, butant presque contre elle, qui avait ôté ses chaussures à talon haut pour ne pas déranger les dormeurs. Violetta est l'une des adolescentes amies de sa propre fille dont J.K. assure le logement, la protection, le bien-être matériel, le soutien psychologique et la gestion patrimoniale (assistance juridique, médicale, bancaire, etc.). C'est une jolie demoiselle de seize printemps, svelte et rousse, qui a beaucoup de succès auprès des officiers supérieurs et, en général, ne s'effraie de rien. Mais la surprise de se trouver ainsi, dans le contre-jour lunaire d'une lumière trop rare, face à un inconnu au visage hagard et à la corpulence intimidante, rendu plus massif encore par sa lourde pelisse, lui a fait prendre peur, et elle a poussé un petit cri instinctif.
HR, s'affolant à l'idée que le bruit allait faire accourir toute la maisonnée, lui a intimé l'ordre de se taire en la menaçant avec l'arme de cristal tenue contre sa propre hanche et pointée vers elle, à la hauteur où s'arrêtait une jupe scandaleusement courte. La jeune fille portait en effet la gracieuse robe d'écolière qui est de rigueur au Sphinx, mais dans une version moins ambiguë, beaucoup plus ouvertement provocante que celle de Gigi: le corsage, dégrafé sur le devant presque jusqu'à la taille, bâillait largement d'un côté en dégageant la rondeur d'une épaule nue, tandis que le haut des cuisses exhibait leur chair satinée entre l'ourlet de la jupe et les jarretières froncées, garnies de fleurettes miniature en gaze rose, qui retenaient les longs bas noirs soyeux, agrémentés de dentelle au-dessus des genoux.
Violetta, envahie maintenant par l'inquiétude, en se voyant ainsi exposée aux entreprises criminelles d'un fou, reculait peu à peu vers le mur et s'est vite trouvée acculée dans l'encoignure d'une fausse colonne par son agresseur, qui se rapprochait au point d'être bientôt plaqué contre elle. Croyant trouver là sa meilleure sauvegarde en présence d'un adversaire incontrôlable, et faisant à tout hasard confiance au pouvoir reconnu de ses charmes, l'intrépide adolescente a penché la poitrine en avant pour se frotter gentiment à lui, en s'efforçant de découvrir davantage un joli sein nu dans le débraillé du corsage, murmurant d'ailleurs en toute franchise que, s'il désirait la violer debout, elle pouvait ôter sans plus attendre sa petite culotte…
Mais l'homme demandait autre chose, qu'elle ne comprenait pas: une clef pour s'enfuir de cette maison, dont aucune porte de sortie n'est jamais verrouillée. Elle ne se rendait pas compte que la dangereuse lame de verre, toujours brandie fermement par l'inconnu, lui effleurait à présent la base du pubis. Elle a fait un mouvement pour enlacer avec ses deux bras ce client inattendu, imprévisible, et HR a cru qu'elle essayait de se dégager. Tout en répétant d'une voix sourde «Donne-moi la clef, petite pute!», il a progressivement appuyé sur son stylet de cristal, dont la pointe en aiguille s'enfonçait toute seule dans le tendre triangle fermant l'entrecuisse. Tandis que les traits déformés du voyageur devenaient de plus en plus effrayants, sa proie se tenait désormais immobile, fascinée, muette de terreur, écarquillant les yeux sur son assassin, ses deux mains levées devant sa bouche ouverte, qui tenaient toujours par leur bride les fins souliers de bal. La multitude des paillettes métallisées recouvrant leur empeigne triangulaire scintillait en innombrables éclairs bleus, dans un léger balancement de pendule.
Mais HR a semblé tout à coup prendre conscience de ce qu'il était en train de faire. Incrédule, il a soulevé avec appréhension de sa main libre, la gauche, le bord inférieur de l'indécente jupette à plis creux, découvrant aussitôt la base du coussinet à fourrure et son illusoire protection de soie blanche, transpercée, où s'élargissait à vue d' œil une nappe rouge vif, luisante du sang frais qui continuait à sourdre.
Il a regardé sa main droite avec étonnement, comme si, coupée de son corps, elle ne lui appartenait plus. Puis, sorti brusquement de sa léthargie dans un mouvement de recul horrifié, il a prononcé six mots à mi-voix: «Ayez pitié, mon Dieu! Ayez pitié!» L'immatériel couteau de verre s'est arraché de la plaie déjà profonde, sous une impulsion si excessive et déchirante que Violetta n'a pu réprimer un long gémissement de douleur extatique. Mais, profitant alors du désarroi visible de son bourreau, elle l'a repoussé soudain de toutes ses forces et s'est sauvée en hurlant vers le fond du couloir, abandonnant les étincelantes chaussures qu'elle avait laissées choir dans son geste trop impétueux de libération.
Retombé à nouveau dans une subite hébétude, perdu parmi le dédale des répétitions et du ressouvenir, HR les contemplait, qui gisaient sur le sol àses pieds. Une goutte de sang était tombée de son fer de lance sur la doublure en chevreau blanc garnissant l'intérieur du soulier gauche, y faisant une tache vermeille arrondie, avec des bords frangés d'éclaboussures… A travers toute la maison, réveillée en sursaut par les cris du sacrifice, on entendait les portes qui claquaient, des pas précipités dans les corridors, l'aigre tintement d'une sonnerie d'alerte, les sanglots nerveux de la victime, le piaulement aigu d'autres agnelles en émoi… Et c'est toute une clameur qui s'enflait ainsi de façon progressive, où dominaient par instant les exclamations alarmées de nouveaux arrivants, des commandements brefs, d'incongrus appels au secours, cependant que de violents éclairages s'allumaient un peu partout.
Malgré l'impression d'être cerné de tous côtés par des poursuivants, sous les feux de puissants projecteurs braqués vers lui, HR, reprenant ses esprits, s'était précipité dans la direction d'où semblait venue Violetta, et il avait en fait trouvé aussitôt le grand escalier. S'accrochant, pour descendre plus vite en sautant des degrés, à une rampe massive et vernie supportée par des barreaux en bois ventrus, il a seulement remarqué au passage un petit tableau accroché au mur à hauteur du regard: un paysage romantique représentant, par une nuit d'orage, les ruines d'une tour d'où deux hommes identiques qui gisent dans l'herbe viennent de tomber, foudroyés sans doute. Il a manqué lui-même une marche à ce moment-là, dans sa hâte, et il s'est retrouvé tout en bas encore plus rapidement que prévu. En trois enjambées, il a enfin franchi la porte d'entrée donnant sur le perron, qui n'était pas plus fermée à clef que les autres, évidemment.
L'air vif de la nuit lui a permis de retrouver une allure plus calme. Quand il a poussé la grille grinçante du jardin, pour sortir sur le quai au pavage inégal, il a croisé un officier américain qui venait en sens inverse et lui adressait en passant un petit salut rigide, auquel HR n'a pas répondu. L'autre alors s'est arrêté, se retournant même avec ostentation pour mieux examiner ce personnage impoli, ou distrait, qu'il lui semblait vaguement reconnaître. HR a poursuivi son chemin d'un pas tranquille, tournant bientôt sur sa droite pour suivre le Landwehrkanal vers le quartier de Schoneberg. La poche gauche de sa pelisse, pourtant large et profonde, saillait en une forte bosse allongée, tout à fait anormale. Il y a porté la main, constatant sans trop de surprise la présence du soulier de bal aux écailles bleues de sirène, qu'il avait ramassé sans réfléchir au moment de prendre la fuite. Le stylet de cristal, quant à lui, reposait à présent, debout sur son pied de flûte à champagne, au centre du guéridon qui se dresse comme une tour en haut du grand escalier, dévalé sous un ciel d'orage par l'assassin menacé au milieu des éclairs illuminant le décor, dans les fracas répétés de la foudre.
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