– Rien à faire – zéro pour la question.
Je disparus ensuite pour quelques minutes et lorsque je revins à la surface, le bien était déjà fait. Mais je n'étais pas convaincu. J'étais absolument résolu à retourner à Nice, au marché de la Buffa, dans mon uniforme d'officier, la poitrine croulante de décorations, ma mère à mon bras. Après quoi, on irait peut-être faire un tour sur la Promenade des Anglais, sous les applaudissements. «Saluez cette grande dame française de l'Hôtel-Pension Mermonts, elle est revenue de la guerre, quinze fois citée, elle s'est couverte de gloire dans l'aviation, son fils peut être fier d'elle!» Les vieux messieurs se découvraient avec respect, on chantait la Marseillaise , quelqu'un murmurait: «Ils sont encore unis par le cordon ombilical» et je voyais bien, en effet, le long tube de caoutchouc qui sortait de mes veines et je souriais triomphalement. Ça, c'était de l'art! Ça, c'était une promesse tenue! Et l'on voulait que je renonce à ma mission sous prétexte que les médecins m'avaient condamné, que l'extrême-onction m'avait été administrée, et que des camarades en gants blancs se préparaient déjà à monter la garde à la chapelle ardente? Ah ça, jamais! Plutôt vivre – comme on voit, je ne reculais devant aucune extrémité.
Je ne mourus point. Je me rétablis. Ce ne fut rapide. La fièvre baissa, puis disparut, mais je continuais à déraisonner. Mon délire ne s'exprimait d’ailleurs que par bégaiement: ma langue était à demi sectionnée par un ulcère. Après quoi, une phlébite se déclara et on craignit pour ma jambe. Une paralysie faciale s'installa définitivement sur le côté inférieur gauche de mon visage, à l'endroit où la mâchoire s'était infectée, ce qui me donne encore aujourd'hui un air asymétrique intéressant. J'avais une lésion à la vésicule, la myocardite persistait, je reconnaissais personne, je ne pouvais pas parler, mais le cordon ombilical continuait à fonctionner. Et pour l'essentiel, je n'étais pas vraiment touché: lorsque conscience me revint tout à fait et que je pus enfin articuler, en zézayant affreusement, je cherchai savoir combien de temps il me fallait avant de pouvoir retourner en opérations.
Les médecins rigolèrent. La guerre était finie pour moi. On n'était pas sûr du tout que j'allais pouvoir marcher normalement, mon cœur allait probablement conserver une lésion, quant à songer à remonter dans un avion de guerre – ils haussaient les épaules et souriaient gentiment.
Trois mois plus tard, je me retrouvais à bord de mon Blenheim, traquant les sous-marins au-dessus de la Méditerranée orientale, avec de Thuisy tué quelques mois plus tard en Angleterre, sur Mosquito.
Je dois ici exprimer ma gratitude à Ahmed, chauffeur obscur de taxi égyptien, lequel, moyennant la somme modique de cinq livres, accepta de revêtir mon uniforme et de passer à ma place la visite médicale à l'hôpital de la R.A.F. au Caire. Il n'était pas beau, il ne sentait pas bon le sable chaud, mais il passa la visite triomphalement et nous nous congratulames mutuellement, en mangeant des glaces à la terrasse du Gropi.
Il me restait à affronter les médecins de la base de Damas, le commandant Fitucci et le capitaine Bercault. Là, il n'était pas question de tricher. On me connaissait. On m'avait vu à l'œuvre, pour ainsi dire, sur mon lit d'hôpital. On savait également qu'il m'arrivait encore parfois d'avoir le noir et de m'évanouir sans la moindre provocation. Bref, on me demanda de bien vouloir accepter un mois de congé dans la Vallée des Rois, à Louksor, avant de songer à reprendre ma place dans l'équipage. Je visitai donc les tombeaux des pharaons et tombai profondément amoureux du Nil, que je descendis et remontai deux fois sur tout son parcours navigable. Ce paysage demeure à mes yeux aujourd'hui encore le plus beau du monde. C'est un endroit où l'âme se repose. La mienne en avait vraiment besoin. Je demeurais de longues heures sur mon balcon du Winter Palace, en regardant passer les felukkas. Je me remis à travailler à mon livre. J'écrivis quelques lettres à ma mère, pour rattraper les trois mois de silence. Dans les billets qui me parvenaient, il n'y avait cependant pas trace d'inquiétude. Elle ne s'étonnait pas de mon silence prolongé. Cela me paraissait même un peu bizarre. Le dernier billet en date avait quitté Nice alors que, depuis trois mois au moins, elle n'avait pas dû avoir de mes nouvelles. Mais elle ne paraissait avoir rien remarqué. Sans doute mettait-elle cela sur le compte des voies détournées que notre correspondance devait emprunter. Et puis, quoi, elle savait bien que je triompherais toujours de toutes les difficultés. Pourtant, une certaine tristesse se glissait maintenant dans ses lettres. J'y découvrais pour la première fois une note différente, quelque chose d'informulé, d'émouvant et d'étrangement troublant. «Mon cher petit. Je te supplie de ne pas penser à moi, de ne rien craindre pour moi, d'être un homme courageux. Rappelle-toi que tu n'as plus besoin de moi, que tu es un homme, maintenant, pas un enfant, que tu peux tenir debout tout seul sur tes jambes. Mon petit, marie-toi vite, car tu auras toujours besoin d'une femme à tes côtés. C'est peut-être là le mal que je t'ai fait. Mais essaye surtout d'écrire vite un beau livre, car tu te consoleras de tout beaucoup plus facilement après. Tu as toujours été un artiste. Ne pense pas trop à moi. Ma santé est bonne. Le vieux docteur Rosanoff est très content de moi. Il t'envoie ses amitiés. Mon cher petit, il faut être courageux. Ta mère.» Je lus et relus cette lettre cent fois, sur mon balcon, au-dessus du Nil qui passait lentement. Il y avait là un accent presque désespéré, une gravité et une retenue nouvelles et, pour la première fois, ma mère ne parlait pas de la France. Mon cœur se serra. Quelque chose n'allait pas, quelque chose, dans cette lettre, n'était pas dit. Et il y avait aussi cette exhortation un peu étrange au courage, qui revenait maintenant avec de plus en plus d'insistance dans ses billets. C'était même un peu irritant: elle devait pourtant bien savoir que je n'avais jamais peur de rien. Enfin, l'essentiel était qu'elle était toujours en vie et mon espoir d'arriver à temps augmentait avec chaque jour qui se levait.
Je repris ma place dans l'escadrille et me livrai à une paisible chasse aux sous-marins italiens au large de la Palestine. C'était un métier de tout repos et j'emportais toujours un pique-nique avec moi. Nous attaquâmes au large de Chypre un sous-marin servi tout chaud à la surface et le manquâmes. Nos charges de profondeur étaient tombées trop loin.
Je peux dire que, depuis ce jour, je connais le sens du remords.
De nombreux films et de très nombreux romans ont été consacrés à ce thème, celui du guerrier hanté par le souvenir de ce qu'il a commis. Je ne suis pas une exception. Encore aujourd'hui, il m'arrive de me réveiller en hurlant, couvert de sueur froide: je rêve que je viens de rater une fois de plus mon sous-marin. C'est toujours le même cauchemar: je rate ma cible, je n'envoie pas au fond de l'eau un équipage de vingt hommes, équipage italien par-dessus le marché – et pourtant, j'aime beaucoup l'Italie et les Italiens. Le fait simple et brutal est que mon remords et mes angoisses nocturnes tiennent au fait que je n'ai pas tué, ce qui est extrêmement gênant pour une belle nature, et je demande humblement pardon à tous ceux que j'offense en faisant un tel aveu. Je me console un peu en essayant de me dire que je suis un mauvais homme, et que les autres, les bons, les vrais, ne sont pas comme ça, ce qui me remonte un peu le moral, car j'ai par-dessus tout besoin de croire en l'humanité.
Читать дальше