Et il va sans dire qu'ils n'étaient pas tenus par l'idée naïve que ma mère se faisait de la France. Ils n'avaient pas à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille femme. Je ne puis en vouloir aux hommes qui, n'étant pas nés aux confins de la steppe russe d'un mélange de sang juif, cosaque et tartare, avaient de la France une vue beaucoup plus calme et beaucoup plus mesurée.
Quelques instants plus tard, j'écoutais la voix de ma mère au téléphone. Je suis incapable de transcrire ici ce que nous nous sommes dit. Ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé. J'ai toujours eu, depuis, l'impression de comprendre les bêtes. Lorsque, dans la nuit africaine, j'entendais les voix des animaux, souvent mon cœur se serrait quand j'y reconnaissais celles de la douleur, de la terreur, du déchirement et, depuis cette conversation téléphonique, dans toutes les forêts du monde, j'ai toujours su reconnaître la voix de la femelle qui a perdu son petit.
Le seul mot articulé, burlesque, emprunté au plus humble vocabulaire des mirlitons, fut le dernier. Alors que le silence s'était fait déjà et qu'il durait, sans même un grésillement des lignes, un silence qui semblait avoir englouti tout le pays, j'entendis soudain une voix ridicule sangloter dans le lointain: – On les aura!
Ce dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y est demeuré à tout jamais – il est mon cœur. Je sais qu'il va me survivre et qu'un jour ou l'autre les hommes connaîtront une victoire plus vaste que toutes celles dont ils ont rêvé jusqu'ici.
Je restai là une seconde encore, la casquette sur l'œil, dans ma veste de cuir, aussi seul que des millions et des millions d'hommes l'ont toujours été et le seront toujours face à leur destin commun. Le sergent Dufour m'observait par-dessus son mégot, avec, dans les yeux, cette étincelle de gaieté qui a toujours été, pour moi, chaque fois que je la rencontrai dans les yeux de l'espèce, comme une garantie de survie.
Je m'occupai ensuite de trouver un autre équipage et un autre avion.
Je passai plusieurs heures à errer sur le terrain d'un appareil à l'autre, d'un équipage à l'autre.
J'avais déjà été fort mal reçu par plusieurs pilotes que j'avais essayé de débaucher, lorsque je me rappelai l'immense quadrimoteur Farman tout noir, arrivé la veille sur le terrain, et qui me paraissait de taille à m'emmener en Angleterre. C'était certainement le plus gros avion que j'eusse vu jusqu'alors. Le monstre paraissait inhabité. Par un simple réflexe de curiosité, je grimpai l'échelle et passai la tête à l'intérieur pour voir de quoi cela pouvait bien avoir l'air.
Un général à deux étoiles était en train d'écrire, en fumant sa pipe, sur une table pliante. Un gros revolver à barillet était posé à portée de sa main, sur une feuille de papier. Le général avait un visage jeune, des cheveux gris en brosse et, comme j'émergeais à l'intérieur de l'avion, il posa sur moi un regard absent, puis le ramena sur la feuille et continua d'écrire. Mon premier réflexe fut de le saluer, sans qu'il me répondît.
Je jetai un coup d'œil un peu étonné au revolver et soudain, je compris ce qui se passait. Le général vaincu était en train d'écrire une note d'adieu, avant de se suicider. J'avoue que je me sentis ému et profondément reconnaissant. Il me semblait que, tant qu'il y aurait des généraux capables d'un tel geste face à la défaite, tous les espoirs nous seraient permis. Il y avait là une image de grandeur, un sens de la tragédie, auxquels j'étais alors, à mon âge, extrêmement sensible.
Je saluai donc encore une fois, me retirai discrètement et fis quelques pas sur la piste, en attendant le coup de feu qui sauverait l'honneur. Après un quart d'heure, je commençai à m'impatienter et revenant vers le Farman, je passai une fois de plus le nez à l'intérieur.
Le général était toujours en train d'écrire. Sa main fine et élégante courait sur le papier. Je remarquai deux ou trois enveloppes déjà cachetées, à côté du revolver. De nouveau, il me jeta un regard et de nouveau, je saluai, et me retirai respectueusement. J'avais besoin de faire confiance à quelqu'un, et ce général, avec son visage jeune et noble, m'inspirait confiance: j'attendis donc patiemment près de l'avion qu'il me remontât le moral. Comme rien ne se passait, je décidai d'aller faire un tour à la section de navigation pour voir où en était le projet de l'escadre d'aller se poser au Portugal, avant de rejoindre l'Angleterre. Je revins au bout d'une demi-heure et grimpai l'échelle: le général écrivait toujours. Les feuilles couvertes d'une écriture régulière s'étaient accumulées sous le gros revolver, à portée de sa main. Brusquement, je compris que loin d'avoir quelque intention sublime et digne d'un héros de tragédie grecque, le brave général faisait tout simplement sa correspondance, utilisant le revolver comme presse-papier. Apparemment, on ne vivait pas dans le même univers, lui et moi. Je fus profondément dépité et découragé, et m'éloignai du Farman, la tête basse. Je revis le grand chef quelque temps après, se dirigeant tranquillement vers le mess, le revolver dans l'étui, la serviette à la main, avec, sur son visage paisible, un air de devoir accompli.
Un soleil sans fin éclairait la faune aérienne biscornue du terrain. Des Sénégalais en armes, placés autour des avions pour les protéger contre des sabotages hypothétiques, regardaient les formes bizarres et parfois légèrement inquiétantes qui descendaient du ciel. Je me souviens notamment d'un Bréguet ventru, dont le fuselage se terminait par une poutre, très jambe de bois, aussi incongru et grotesque que certains fétiches africains. A la section des Potez, les grands-pères de 14-18, invaincus et vengeurs, continuaient à effectuer des tours de piste, s'entraînant pour le miracle; ils ronronnaient avec application dans le ciel bleu, et, à l'atterrissage, m'exprimaient leur ferme espoir d'être prêts à temps. Je me souviens de l'un d'eux, émergeant de la carlingue du Potez, image parfaite du chevalier de l'air de l'époque de Reichthoffen et de Guynemer, complet, bas de soie sur les cheveux et culotte de cavalerie, me lançant, à travers le bruit de l'hélice, en soufflant un peu après l'acrobatie que représentait la descente de la carlingue pour un homme de son poids:
– T'en fais pas, p'tite tête, on est là!
Il repoussa énergiquement les deux copains qui l'avaient aidé à descendre et mit le cap sur les canettes de bière qui attendaient dans l'herbe. Les deux copains, l'un cintré dans une vareuse kaki, décorations pendantes, casqué, botté, et l'autre, coiffé d'un béret, lunettes au front, veste de Saumur, bandes molletières, me donna une tape amicale et m'assura:
– On les aura!
Ils étaient manifestement en train de vivre les meilleurs moments de leur vie. Ils étaient à la fois touchants et ridicules, et cependant, avec leurs bandes molletières, leurs bas de soie sur la tête et leurs profils empâtés, mais résolus, sortant des carlingues, ils évoquaient assez bien des heures plus glorieuses, et puis, je n'avais jamais eu plus besoin d'un père qu'à ce moment-là. C'était un sentiment que la France entière éprouvait et l'adhésion quasi unanime qu'elle donnait au vieux maréchal n'avait pas d'autre raison. Je tâchais donc de me rendre utile, je les aidais à monter dans la carlingue, je poussais l'hélice, je courais chercher de nouvelles canettes à la cantine. Eux me parlaient du miracle de la Marne, en clignant de l'œil d'un air entendu, de Guynemer, de Joffre, de Foch, de Verdun, bref, ils me parlaient de ma mère, et c'était tout ce que je demandais. L'un d'eux, surtout, avec des leggings, un casque, des lunettes, baudrier de cuir et toutes ses décorations – je ne sais pourquoi, il me faisait penser aux vers immortels d'une chanson de potache bien connue: «Lorsqu'un morpion motocycliste, prenant le trou du… pour une piste, vint avertir l'État-Major que le général était mort» -, finit par s'exclamer, d'une voix qui domina aisément le grondement des hélices:
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