Elle m'a dit qu'elle avait un peu pensé à moi, elle aussi, qu'elle était venue ici avec un ami (mon Dieu, le grand sinistre – non, un ami, qui faisait partie de la maison d'édition, il est reparti très vite car sa femme avait la grippe), elle n'a revu le grand sinistre, après notre rencontre, que deux ou trois fois, pour reprendre ses affaires, bon débarras, elle habite désormais dans le sixième, elle a quitté son poste à Beaubourg et ne travaille ni dans une piscine ni dans l'import-export crapuleux, mais en free-lance pour différentes revues, elle écrit des papiers sur les musées, les expositions, les galeries, les peintres, elle a eu quelques aventures amoureuses depuis un an, rien de passionnant, elle vient d'acheter une voiture de troisième main, une Alfa Romeo orange avec un problème de «coussinets», elle s'ennuyait un peu dans cette soirée, c'est une bonne chose que je sois là. Le reste, je ne m'en souviens plus vraiment.
Elle était rigolote. Elle était belle et bizarre. Pas belle comme dans les magazines. Plutôt particulière, déstabilisante. (En l'observant, j'ai repensé à une phrase de Baudelaire, lue curieusement quelques jours plus tôt: «L'étrangeté est l'indispensable condiment de toute beauté.») On se marrait bien. On parlait comme deux pipelettes, on parlait comme si on était dans les bras l'un de l'autre, on buvait beaucoup, on se touchait les mains ou les genoux de temps en temps, on riait beaucoup – les coussinets de l'Alfa Romeo orange revenaient sans arrêt dans la discussion. J'étais ivre. Quand elle riait, elle étincelait, elle rayonnait. Sans rien faire, elle devenait infinie, allait au-delà de tout. Quand elle ne riait pas, je me retenais de toutes mes forces pour ne pas me pencher vers elle et l'embrasser, car il faut tenir compte des règles de l'art. Marthe est venue se présenter à Pollux, Laure est venue nous demander une cigarette, un gros bonhomme est venu nous demander timidement un peu de whisky. On était heureux de les voir.
J'entrevoyais parfois comme des brumes de mélancolie dans son regard, très loin au fond de ses yeux sombres, les mêmes qu'un an plus tôt – mais je me trompais peut-être. Non, pourtant. Je distinguais bien des traces, les marques d'une vieille blessure, peut-être, ou de son âme noire, plus visibles à certains moments, furtives, derrière ses yeux.
Plus je me sentais bien, plus je buvais. Notre bouteille se vidait. Je me souviens de lui avoir demandé si elle voulait venir danser – tout le monde dansait. Elle préférait rester là, elle n'avait pas dormi la nuit précédente, elle se sentait fatiguée, elle aimait bien parler avec moi. Je suis allé chercher une autre bouteille, j'aurais pu boire des tonneaux de whisky. Pollux Lesiak est là. Halvaru Sanz est revenu parmi nous. À la nôtre! Je lui ai demandé une nouvelle fois si elle avait envie de danser, je ne sais plus ce qu'elle m'a répondu. Mon dernier souvenir de cette soirée: elle approche sa chaise de la mienne elle m'embrasse sur la bouche.
C'est elle qui m'a embrassé, je n'aurais jamais ose même soûl. Elle a approché sa chaise, elle m'a touché le de la main du bout des doigts, elle m'a regardé dans les yeux, fixement, je ne peux pas oublier ces yeux immenses, sombres et denses, tout près de moi, elle m'a embrassé sur la bouche et je me suis réveillé le nez contre le plâtre.
Je suis un âne. Je me suis retourné comme un diable engourdi vers l'autre moitié du lit, vide. Bien sûr. Quand on ne veut pas, oui, quand on veut, non. Après avoir constaté que j'étais seul, j'ai vécu trente secondes très pénibles. Je ne savais plus ce qui s'était passé. Somnolent je revoyais Pollux Lesiak près de moi, je me sentais encore entre l'illusion et la réalité, je n'arrivais pas à me stabiliser – une sensation écœurante. Finalement, le brouillard liquide s'est dissipé et j'ai souri tout seul: oui, j'avais bien retrouvé Pollux Lesiak. Je devais avoir l'air bête et ravi, dans mon lit. Mais avant d'avoir eu deux secondes pour m'en réjouir, une nouvelle angoisse m'est tombée dessus comme la misère sur le bas clergé (c'était une expression de mon père, que je n'avais jamais vraiment comprise – mais ce matin-là, même si je ne voyais toujours pas pourquoi la misère lui tombait dessus, je me sentais très proche du bas clergé): que s'était-il passé?
J'avais revu Pollux, c'était une certitude, nous avions discuté comme deux amoureux sans souci, elle m'avait embrassé sur la bouche, et ensuite? Je me souvenais confusément d'avoir dansé. Et puis? Pourvu que je n'aie pas fait de bêtise. Pourvu, par exemple, que je ne me sois pas mis à la tripoter comme une pieuvre lubrique. Que je ne me sois pas enfui à toutes jambes, comme lors de la soirée chez ma sœur. Pourvu que j'aie dit au revoir bien poliment, avec tendresse mais retenue, en pensant à ajouter quelque chose comme «À bientôt?» ou «On s’appelle?» (même «Au revoir, Pollux», ça m'irait – tout plutôt que «Je me tire, j'ai envie de vomir» ou «Viens chez moi, j'ai du Mozart»).
Je suis un âne. Je fixais le plafond d'un œil globuleux et déconfit, quand soudain, mes sens gourds ont repris connaissance et le printemps a explosé dans ma chambre. Les oiseaux, les bourgeons, le soleil, j'entendais un bruit dans la salle de bains. Un bruit d'eau. De douche. Ô douce musique de jardin d'Éden, quelqu'un prenait une douche. Pollux Lesiak prenait une douche. Halvard, tu n'es pas un âne, tu es un tigre du Bengale. Un virtuose! Même sans tous mes esprits, en ne fonctionnant que sur mon élan, pour ainsi dire, j'avais réussi à la convaincre de venir partager mon enthousiasme, j'avais réussi à organiser notre nuit de noces. Ou plutôt, Oscar avait dû se charger de la suite des opérations. Mes respects, maître. Et tant pis si Mozart avait quoi que ce soit à voir là-dedans, seul le résultat compte. Et le résultat, c'est que la femme que j'aimerai jusqu'à la fin de tout est en train d'onduler des fesses sous l'eau chaude dans ma baignoire.
Est-ce qu'on a…? Hein? Je n'ai mal nulle part, cette fois, mais je sais bien que Pollux ne me ferait pas mal – car tout est calculé, sur terre, c'est connu, et la cavité vaginale de la femme de notre vie ne peut être que parfaitement adaptée à notre membre viril. C'est comme le soulier de Cendrillon, il n'y a pas de mystère. L'harmonie intime, ça s'appelle. Alors peut-être avons-nous…, oui, si ça se trouve, ce serait chic de notre part. Mais si nous n'avons pas, qu'importé! Seuls les sentiments comptent, et fi du rapport! J'ai dormi dans les bras délicats de mon épouse, le reste n'a aucune importance.
En me levant, je me suis aperçu qu'il y avait du sang sur les draps. Pas mal de sang. Bon, une autre, ça m'aurait peut-être un peu refroidi au réveil, on ne peut pas se montrer toujours très gentleman, il faut avouer que ça remue, parfois, ça dépend des filles et des moments – mais Pollux, loin de là. Son sang, c'était ce qui la faisait vivre. Je l'aurais remercié de vive voix, ce sang sur les draps, s'il avait eu des oreilles.
J'ai titubé jusqu'à la porte de la salle de bains. À l'intérieur, elle chantonnait sous la douche. Normal. Elle venait de passer une nuit dans les bras puissants de son époux. Peut-être même avait-elle subi ses fougueux assauts. Il y a de quoi chantonner. Comblé d'aise (et sans doute avec la tête qui correspond), j'ai frappé.
– Oui, entre!
La voix du bonheur. Le chant cristallin de l'accord d'amour.
Je suis entré, et je suis ressorti à toute allure. C'est du moins ce que j'aurais aimé faire. En réalité, je suis entré et je n'ai pu m'empêcher de reculer d'un pas et de pousser un petit cri d'horreur, avant de me ressaisir et d'essayer de faire comme si de rien n'était – mais bien sûr, trop tard, j'avais déjà poussé mon cri d'horreur (je m'en veux terriblement, d'ailleurs, mais on ne peut pas tout contrôler instantanément (j'avais réussi à ne pas détaler en agitant les mains vers le ciel, ce n'était déjà pas si mal)).
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