Le directeur de la maison d'édition a prononcé un bref discours auquel je n'ai rien compris, je n'écoutais pas. Je suis allé plusieurs fois redemander du whisky, je revenais toujours sur ma chaise rassurante, j'observais la soirée comme on regarde une manifestation à la télé. Je ne savais même plus s'ils me laissaient de côté ou si je n'avais pas envie de me mêler à eux.
Et soudain, tout s'est arrêté. Toutes les voix se sont tues, les invités se sont pétrifiés. Disons que je visionnais une cassette, à la télé, et que je venais d'appuyer sur pause. J'ai repéré quelque chose dans l'image. Tout au fond, deux yeux immenses et sombres, braqués sur moi. Qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il? Je suis en plein délire, c'est le whisky. Deux gros yeux au fond de la salle. Tout le monde est immobile, plus personne ne parle, et ces deux gros yeux me dévisagent? Non. À l'aide. Que m'arrive-t-il? Ce sont les phares noirs d'une voiture? Non. Une sorte d'extraterrestre? Je deviens fou. C'est Pollux Lesiak.
J'ai cligné des paupières car ce n'est pas possible.
Elle était toujours là. Vraiment elle, cette fois. Pas une réplique. Pollux Lesiak l'authentique.
Ses yeux avaient à présent retrouvé une taille à peu près normale. Les invités recommençaient à chuchoter et à bouger au ralenti, et de l'autre côté de la salle, Pollux Lesiak. Cela ne faisait aucun doute. J'avais croisé tellement de filles qui lui ressemblaient un peu, j'avais cru si souvent la reconnaître, de dos, que cette fois je ne pouvais pas me tromper. C'est elle. Aussi ahurissant que ça puisse paraître, celle qui flottait en moi depuis plus d'un an comme une petite vapeur insaisissable vient d'apparaître à quelques mètres en face. C'est elle. D'ailleurs, elle me sourit. ELLE ME SOURIT. Elle se souvient de moi ou quoi? C'est elle, en tout cas. Elle porte un pull à grosses mailles, pourpre, et une jupe courte, noire. Les jambes nues. Il fait froid dehors, pourtant. Elle a toujours son petit sac de toile bleue.
La Cravache est mort foudroyé, pulvérisé en une fraction de seconde, et Halvard Sanz a surgi de l'ombre pour revenir en flèche sur terre, tout tremblant d'amour.
La salle semblait occupée par une masse sombre et basse, presque silencieuse, les invités, et là-bas, Pollux Lesiak dominait le monde, dix mètres de haut, un corps comme une tornade, des yeux comme la pleine lune en double, des cheveux comme l'océan Atlantique, un sourire comme le temps des cerises, qu'est-ce que je vais devenir?
Elle s'est mise en marche. Elle est venue vers moi, à travers l'univers. Je ne pouvais plus bouger, je la laissais s'approcher, tétanisé d'émotion – de joie ou de peur. Elle avançait belle à fondre et ça ne pouvait pas durer. Elle allait peut-être exploser, disparaître dans un nuage de fumée avant de m'atteindre, ou bien se faire enlever au dernier moment par un forcené qui demanderait une rançon exorbitante; ou alors moi, j'allais peut-être m'enfuir – je jure que j'y ai pensé, tant la pression m'écrasait, je jure que j'ai sérieusement songé à me lever d'un bond pour courir vers la sortie, laissant Pollux Lesiak interloquée, les mains sur les hanches (elle se demande si elle ne s'est pas trompée, si c'était bien moi, sans doute pas, elle hausse les épaules). Quelques années plus tôt, Catherine m'avait raconté une histoire de ce genre, ou presque. Elle avait rencontré un petit vieux dans un bistrot de Lille (André), il lui avait parlé de sa fiancée (Nicole).
HISTOIRE DE NICOLE ET ANDRÉ
«André m'explique qu'il est resté marié quarante-cinq ans avec une femme plutôt gentille mais un peu triste et ennuyeuse. Elle passait toutes ses journées et ses soirées chez eux devant la télé, elle lui interdisait de s'attarder au café avec ses copains, elle ne rigolait jamais, et tout ça. Bon, là-dessus, elle meurt de je ne sais plus quelle maladie. André est abattu, bien sûr, après tout ce temps ensemble, mais il n'est pas complètement effondré non plus, parce qu'il peut enfin aller picoler avec ses amis et tout ça. Et quelques mois plus tard, il rencontre Nicole dans un café, et c'est le coup de foudre. Elle n'est pas beaucoup plus jeune que lui, Nicole, mais alors c'est vraiment la bonne vivante, elle fait la fête tout le temps, elle a une descente de mineur de fond, elle adore la danse, et lui aussi. Bref, ils s'embrassent, ils couchent ensemble, c'est le bonheur, comme la première amourette, et André se rend compte qu'il a passé toute sa vie avec une femme qu'il n'aimait pas plus que ça, bon, tandis que là c'est l'amour fou et enfin la vraie vie. Ils sont comme deux gamins, ils vont danser, ils sortent tous les soirs, ils prennent de petites habitudes de couple – tu sais, comme les adolescents, pour tracer des croix autour d'eux qui rendent leur histoire unique. Par exemple, ils se pincent quand ils voient un chauve, et personne ne comprend ce qui leur prend, ça leur fait plaisir d'avoir un secret d'amoureux, ou alors ils mangent un caramel tous les soirs quand ils sont couchés. Bon, un jour, André apprend que Nicole n'a jamais mis un pied hors de Lille. Il est sidéré. Lui, il est allé plusieurs fois à Amiens pour son travail, dans le temps, il a passé des vacances à Saint-Valéry-en-Caux, il est même allé à Paris quand il était jeune. Nicole lui dit que Paris, c'est le rêve de sa vie. Alors André lui dit: "Je vais t'emmener à Paris, ma chérie." Elle est folle de joie, elle n'y croit pas, mais si, André est prêt à tout pour la rendre heureuse, ils s'aiment, il faut profiter de la vie, à leur âge on ne doit plus se priver de rien. Ils font des économies pendant plusieurs mois, ils parlent tous les soirs de leur beau projet en mangeant leur caramel, et finalement, ils réunissent assez d'argent pour partir. Ils prennent le train, Nicole est aux anges, André ravi de lui faire plaisir, c'est le paradis de l'amour. Ils arrivent vers midi à la gare du Nord, ils trouvent un petit hôtel pas trop cher, juste en face, et dès qu'ils ont posé leurs valises, ils partent visiter la capitale de la France, la tour Eiffel, le Louvre, l'Arc de triomphe, les Champs-Elysées, ce qu'on visite quand on arrive à Paris. Nicole est ivre de bonheur, tout ce dont elle a rêvé depuis toute petite éclate devant ses yeux comme un feu d'artifice, comme si on pouvait entrer dans un film qu'on a vu vingt fois. Le soir, ils mangent au restaurant près de la gare, puis montent se coucher, fourbus mais radieux. Nicole ne lâche plus la main d'André, tellement elle est heureuse et reconnaissante. Une petite fille. Quand ils sont dans le lit, elle lui demande s'il veut un caramel, il sourit en hochant la tête. Elle se relève, va chercher la boîte sur la commode de la chambre, se retourne vers lui et tombe, morte. Il se précipite vers elle, mais rien à faire, elle est morte. Après quelques heures à Paris. Toute une vie à marcher pleine d'espoir vers ces quelques heures. Quand il m'a raconté ça, André, il pleurait. Mais en même temps, il y avait une petite lumière dans ses yeux, de la joie triste, la satisfaction malgré tout d'avoir pu offrir le Louvre et les Champs-Elysées à sa fiancée, le cadeau qu'elle a attendu toute sa vie.»
Non, je ne m'enfuirais pas, je ne mourrais pas maintenant. Mon Louvre, mes Champs-Elysées – ma capitale de la France continuait à marcher vers moi. Comme si toutes les presque-Pollux que j'avais rencontrées pendant cette longue année venaient brusquement de se regrouper en une seule personne, par amalgame prodigieux. Et maintenant, si elle ne se volatilisait pas, si personne ne venait la kidnapper en trombe, si je ne me sauvais pas, une quatrième possibilité se présentait, merveilleuse: elle allait arriver jusqu'à moi.
Elle s'approchait. C'était la deuxième rencontre, voilà, celle que prévoient les lois de la nature. J'avais douté. Honte à moi. Elle s'approchait. Et j'avais douté. J'aurais tout aussi bien pu remettre en question la théorie de l'évolution, tiens, tant que j'y étais. Je n'avais pas vu plus loin que le bout de mon nez. Un an, qu'est-ce que c'est, pour la nature?
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