Je n'ai cessé d'y penser une demi-seconde pendant cinq jours. Finalement, ce n'était pas une si mauvaise idée, d'avoir joué la franchise, qui s'avère parfois plus habile et sournoise que le mensonge. Les aveux de ma lettre étaient à double tranchant: d'un côté, je lui montrais l'air de rien qu'il ne fallait surtout pas qu'elle croie quee tout était gagné d'avance, qu'elle ne me fascinait pas au point de me faire oublier les autres filles et les plaisirs intenses qu'elles apportent à l'amateur; de l'autre, je lui avouais très directement mon amour et ma vive envie de le vivre de manière un peu plus prosaïque, en lui faisant part du profond désarroi qui m'avait saisi lorsque je m'étais aperçu de ma méprise. Ça pouvait marcher, ou s'avérer désastreux, je n'en avais aucune idée. La gloire ou le caniveau.
Je commençais à trouver le temps long. Je lui avais donné mon adresse et mon numéro de téléphone dans la lettre, et cinq jours s'étaient déjà écoulés. Elle aurait pu appeler, tout de même. Juste pour dire «Fous-moi la paix», tant pis. Mais imaginons qu'elle fasse partie de ces personnes qui n'aiment pas laisser de messages sur les répondeurs – ah c'est possible, je regrette -, qu'elle ait appelé sept ou huit fois déjà et que, frappé par cette malchance gluante qui me poursuit, j'aie choisi ces moments-là pour descendre acheter des cigarettes ou boire un café. Eh oui. Rien n'est à écarter. Même si… Nous sommes jeudi soir, bon. Elle a dû recevoir la lettre lundi, imaginons qu'elle ait laissé passer la nuit pour digérer, c'est normal, elle poste sa réponse mardi… Eh non, j'aurais dû l'avoir mercredi. Aujourd'hui, au pire, si elle a raté la dernière levée de mardi. Et pourtant: rien. Si, une facture de téléphone, hier. C'est mieux que rien. Oui mais imaginons deux secondes que j'aie raté la levée de samedi, moi. Et qu'elle ait raté celle de mercredi, elle. Ça finit par faire beaucoup de ratages, mais qui s'en étonnerait? J'aurai peut-être une réponse demain.
Et le lendemain, j'ai trouvé une enveloppe dans ma boîte aux lettres. Je ne connaissais pas l’écriture. Féminine. La lettre avait été postée dans le sixième arrondissement. Je suis alié m'asseoir au Saxo Bar pour l'ouvrir. Thierry m'a demandé ce que je voulais boire, en me regardant d'un drôle d'air – je devais être pâle comme un linge. Un whisky. Il n'était pas encore midi, mais ça va pour tout, le whisky: ça peut accentuer la joie ou atténuer la tristesse, au choix. J'ai tâté l'enveloppe. Manifestement, ce n'était pas une lettre. Ni même une carte. C'était quelque chose de carré, plat, léger. Je regardais mes mains. Ouvrez. Ne prenez pas cet air de gourdes. Ça ne va pas vous manger. Regardez-moi ça, vous êtes toutes frémissantes, on dirait des jeunes filles avant leur premier bal.
Elles se sont jetées à l'eau, bravement. À l'intérieur, il y avait un Polaroid: Pollux Lesiak qui faisait une petite grimace. À mourir. La matérialisation du charme insaisissable qui renverse, la preuve par l'image, évidente et claire: ce visage à la fois candide et lucide, cette grimace provocante, voilà pourquoi tous les hommes courent après toutes les femmes depuis des millions d'années sans jamais réussir à les toucher. Parce qu'elles sont plus avisées qu'eux, parce qu'elles sont plus courageuses, plus clairvoyantes, plus sages, plus folles, parce que, lorsqu'elles regardent devant elles, toutes les femmes ont de la lassitude dans les yeux et de l'envie par-dessus, la résignation et le défi en même temps – elles sourient, et le pauvre bonhomme ne comprend rien. Lui, soit il sait qu'il ne faut rien attendre de l'existence, reste assis et devient cynique; soit il croit bêtement que l'on peut arriver à quelque chose, se lance à l'assaut en brandissant son glaive et tombe dans le vide – et personne ne l'entend crier dans sa chute. Elle, les deux en même temps: elle sait qu'il ne faut rien attendre de l'existence, mais se lance à l'assaut malgré tout, juste pour vivre, sans peur puisqu'elle ne risque pas de tomber. J'allais essayer de faire pareil. Et d'abord, je devais arrêter de raisonner, et agir. Oui, j'allais courir après Pollux et essayer de la toucher. En dessous de la photo, sur la partie blanche, elle avait écrit son numéro de téléphone au feutre noir.
Je l'ai appelée le lendemain – de la mesure, bonhomme, on a le temps, on a le temps. Je suis resté vingt heures à fixer mon téléphone comme s'il était possédé, j’ai décroché dix fois le combiné, composé six ou sept fois le numéro jusqu'à l’avant-dernier chinre, je respirais à toute vitesse – avec la sensation d'avoir des poumons de la taille de ceux d'un rat -, j'avais des palpitations de claustrophobe, tout le sang du corps dans les oreilles, mais je ne pouvais plus reculer. Je me sentais affreusement faible, l'homme le plus vulnérable et le plus stupide de ma génération.
Qu'est-ce que j'allais lui dire? «Allô, Pollux?» Pas mal, ça. Simple, efficace, savant mélange de flegme et d'assurance. Et ensuite? «Ça va?» Tiens, pourquoi pas? «Ça va?» Oui, ça sonne bien. On sent le type décontract. En travaillant bien l'intonation, on peut même y glisser une note un peu espiègle, je ne sais pas, quelque chose qui dénote une certaine complicité, avec un sous-entendu mystérieux en filigrane, n'importe lequel. «Ça va?» O.K., on laisse comme ça. Voilà déjà une chose de réglée. Maintenant, le gros morceau: il faut que je me présente. Allons, ça ne doit pas être la mer à boire. Qu'est-ce que tu dirais de «C'est moi», par exemple? Non. Prétentieux. Le type qui se croit seul dans sa catégorie, ou qui suppose qu'elle est tellement moche qu'elle ne doit pas en rencontrer souvent, le type qui se sait attendu: très mauvais. «C'est moi», on raye. Ça déblaie déjà bien le terrain, on y voit plus clair. Qu'est-ce qui nous reste? «C'est Halvard Sanz»? Ouais, bof, moyen. C'est froid, c'est officiel. On dirait que je téléphone à mon dentiste – ou que je dis «C'est Clint Eastwood». On oublie. Pourquoi pas «C'est monsieur Sanz», tant qu'on y est? On oublie, on oublie. Bien. Bon. Voilà. Très bien. Oui oui oui. Voilà. On commence à voir le bout du tunnel. Il ne nous reste plus grand-chose, la décision va se faire toute seule. «C'est Halvard», qu'est-ce que tu en penses? C'est direct, c'est amical, c'est sympa. Attends, je te le refais en entier. «Allô, Pollux? Ça va? C'est Halvard.» Sympa, non? Modeste, mais fort, en même temps. Ça a la pêche, comme ça, je trouve. Hein? À moins de mettre «C'est Halvard» avant «Ça va?» Ça peut être sympa, aussi. «Allô, Pollux? C'est Halvard. Ça va?» Ça rapproche un peu nos deux prénoms. On entend «Pollux… Halvard…». Inconsciemment, dans son esprit, ça peut jouer. Et puis ce qui est très pratique, c'est que des Halvard, elle ne doit pas en connaître une ribambelle. «C'est Halvard», zoum, elle me remet. Enfin, j'espère. Parce que si je dis «Allô, Pollux? Oui, bonjour, c'est le grand nigaud à l'air un peu perdu, à l'appareil. Tu sais bien, celui qui te percute en pleine rue et qui te poursuit avec un tabouret, celui dont l'appartement est envahi par une horde d'abrutis. Mais si, voyons, celui qui va se jeter dans les bras d'une autre quand tu l'embrasses sur la bouche!» ça risque de me rabaisser un peu. Bon, de toute manière, il faut que je sois spontané. En amour, on ne calcule rien, je pense.
J'ai fait un petit essai de voix, quand même, pour être sûr. Ça n'a pas marché du tout. «Allô, Pollux? C'est Halvard.» Une catastrophe. On aurait dit un rossignol qu'on étrangle. J'ai recommencé: encore raté. Un taureau enroué. Ni trop aigu ni trop grave, essayons de trouver un juste milieu – en règle générale, je n'étais pas très doué, dans l'exercice du juste milieu. J'ai tout de même réussi à poser ma voix à mi-hauteur mais, bien que ce ne soit pas une réplique d'une très grande complexité technique dans le domaine de l'art dramatique, je parlais faux. Jean Richard dans ses plus grandes interprétations de Maigret. Elle allait se rouler par terre en m'entendant, c'était couru.
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