Ah, tous ces délicieux moments futiles que j'aurais pu ne pas vivre: j'avais décrit des cercles avec mon doigt autour d'un nombril de fille une nuit d'été, j'avais bu de la bière au printemps en jouant au portrait chinois dans une vieille maison à Lille, mangé du jambon de Bayonne en regardant les jeux Olympiques une nuit à la télévision, j'avais presque violé Lucie ravie contre un mur du Père-Lachaise, lu mon premier Faulkner sur une plage surpeuplée de touristes gras et rouges, bu de grands vins sombres un soir au bord de la Seine avec l'argent gagné sous les sabots d'une mule à Longchamp, marché longtemps sous une pluie chaude un matin de septembre à travers plusieurs arrondissements du sud de Paris pour aller rejoindre une infirmière à qui je voulais déclarer ma flamme, fait de la balançoire avec elle trois jours plus tard sur une aire d'autoroute, j'avais chanté à tue-tête, seul dans un chalet perdu en pleine montagne, partagé un camembert avec Catherine dans un studio vide, devant une petite télé noir et blanc posée par terre – et j'en passe quelques-uns, des moments. Maudit, moi? Malchanceux? Inadapté? Oh que non.
Fort et radieux, je me suis levé d'un bond, ça va barder, afin d'étudier les alentours et de voir un peu ce que j'avais à ma disposition pour profiter au plus vite et pleinement de ce monde prodigieux où tout est si simple. Où sont les filles, où sont les bouteilles, où sont les manèges?
Là-bas. Dans ce petit bistrot bleu, là-bas. Sûr. Il y a de la lumière, de la musique, des cheveux brillants et souples, des boucles d'oreilles, des dents, des verres et des cigarettes, des mains claires et vives, des tissus légers, à cinquante mètres de moi, toute la vie condensée dans ce bistrot bleu, derrière les grandes baies vitrées. Je me trouvais sur une petite place sombre et déserte au bord du square, près de l'église d'où était sorti le cercueil de la pauvre fille qui grignotait des gâteaux. J'étais bien décidé à aller sur-le-champ en grignoter un peu, des gâteaux, moi aussi. Et contrairement à cette malheureuse, j'étais vivant, terriblement vivant! J'avais au moins plus de chance que quelqu'un, c'était un bon début.
Je me suis dirigé vers le bistrot bleu en essayant de me tenir à peu près droit, de ne pas marcher en zigzag et de prendre un air lucide et frais – car d'après ce que j'en devinais, à travers le voile d'ivresse brouillonne qui déformait tout devant mes yeux, c'était un endroit vaguement chic.
J'avais peur mais j'y suis allé quand même. De toute façon, dès que je serai à l'intérieur, je n'aurai qu'à m'asseoir le plus vite possible et fixer mon verre avec un œil de poète mal dans sa peau, ça passera très bien.
J'ai traversé la rue d'un pas de légionnaire, la tête bien droite, les bras bien le long du corps, les yeux glacials bien fixés sur la cible, jusqu'à la porte de verre coulissante. Qui, à mon approche, n'a pas coulissé. Oh ce n'est rien, ça, je vais recommencer. Le principal est de rester naturel, de ne surtout pas passer pour un abruti devant lequel les portes ne coulissent pas. Je me suis frappé le front pour faire croire que j'avais oublié quelque chose chez moi, mon briquet fétiche par exemple – au cas où quelqu'un m'aurait vu me heurter au refus de la porte -, j'ai fait demi-tour, après deux pas j'ai ralenti, après trois je me suis arrêté en dodelinant de la tête pour indiquer que j'habitais tout de même à l'autre bout de Paris, au quatrième étage, que si ça se trouve ils auraient des allumettes, hein, là-dedans, puis j'ai pivoté de nouveau pour foncer droit sur la porte. À tout petits pas, pour avoir plus de chances de me faire repérer par la cellule photoélectrique qui en contrôlait probablement l'ouverture. Je nie rendais bien compte que mon attitude n'avait plus rien à voir avec la décontraction, mais je ne m'imaginais pas repartir une seconde fois chercher je ne sais quoi chez moi et me raviser encore au dernier moment. Pour fes gens heureux qui buvaient tranquillement à l'intérieur, ça pouvait avoir un certain intérêt chorégraphique, cha-cha-cha nonchalant derrière la vitre, mais je ne devais pas oublier le côté ridicule de la chose. Alors ouvre-toi, maintenant, s'il te plaît. J'ai fait tout ce qu'il fallait, cette fois j'en suis sûr – je veux bien consentir docilement à tous les efforts nécessaires pour m'adapter à la vie moderne parmi les miens, puisque, de toute évidence, ça ne m'est pas donné a priori, mais marcher droit vers une porte coulissante pour qu'elle s'ouvre, honnêtement, je ne peux pas faire plus. Alors coulisse! Pour l'amour du ciel, par Moïse et par Ali Baba, ne me laisse pas là, debout seul face au refus du monde, ouvre-toi, coulisse dans la seconde qui vient – car porte coulissante, tu te dois de coulisser. Je jure sur la mémoire d'Halvard Salord et sur les ovaires magiques de ma mère de ne plus jamais me plaindre de rien si tu coulisses sans faire de difficultés. Car je sens confusément que tout le monde m'observe, là, dans le bar.
Eh bien non. J'ai avancé, avancé, à petits pas de plus en plus rapprochés, avancé jusqu'à me coller le nez contre cette porte, elle n'a pas plus coulissé qu'un mur de briques. Pourquoi? Je n'en sais rien. Qui va encore venir me dire que je me fais des idées, que je ne suis pas plus mal à l'aise qu'un autre dans le monde, que le système collectif ne me bouscule, ne me coince et ne grince autour de moi que dans mon imagination paranoïaque? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui reste debout devant cette porte de verre quand tout le monde est déjà à l'intérieur, quand tout le monde l'a franchie sans problème, je suppose, quand tout le monde s'amuse au chaud, à la lumière? Je courais sans crainte ni retenue vers le rire et l'insouciance – et je me suis heurté à un mur. Maintenant, la vie bouillonne et les manèges tourbillonnent, c'est l'effervescence lumineuse, le bonheur dans le cœur des filles, à deux mètres de moi, et je dois me chercher une contenance pour justifier ma présence balourde devant cette porte de glace… Encore une fois, derrière la paroi de verre, je me sens comme un spectre qui ne parvient pas à se mêler aux hommes, aux amis qu'il revient visiter. Laissez-moi entrer! LAISSEZ-MOI ENTRER! Qui a décidé de m'exclure? Tout allait si bien, dans le temps. Maintenant, je suis persuadé que si je demande l'heure à quelqu'un, il se détourne d'un air méprisant; si je m'adosse à un réverbère, il s'effondre; si je fouille dans mes poches, j'ai effectivement oublié mon briquet fétiche.
J'allais donc retourner d'où je venais, c'est-à-dire dans l'ombre et le doute, quand soudain un ange s'est tourné vers moi. Un jeune homme dans le bistrot, au sourire miséricordieux, au regard plein de bonté. Il m'a fixé un moment puis a tendu un doigt vers moi en articulant quelque chose. Dans un premier temps, bien entendu, j'ai pensé qu'il me désignait à tous les autres en disant probablement: «Regardez-moi ce benêt qui reste derrière la porte.» Mais la lueur qui brillait dans ses yeux doux contredisait cette impression. Ses yeux me murmuraient: «N'aie pas peur, je suis là, je suis avec toi, je t'aime.» Oui, moi aussi, je t'aime bien, mais… Quoi? Cest à ce moment que j'ai compris qu'il me montrait quelque chose.
J'ai baissé les yeux et j'ai vu un gros bouton noir à droite de la porte. Sans trop y croire, j'ai appuyé dessus – s'il suffisait d'appuyer sur un bouton pour que les obstacles se désintègrent, la vie serait trop facile. Pssshhh. La vie est facile.
Pssshhh. La porte s'est ouverte. La porte a coulissé devant moi comme par miracle et une vague de chaleur, de lumière, de musique, de whisky, de voix rieuses et de parfum de fille m'a submergé. À moi le paradis sur terre, à moi les choses normales! Bon, certains blasés diront que ce n'est pas une véritable prouesse, de réussir à ouvrir la porte d'un bar. Mais pour moi, c'était un grand pas vers un avenir meilleur.
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