Mais ce jour-là, devant la Trinité, je ne voyais plus cette affaire du même œil. Quand ces deux ordures de Boches sont venus me demander de les prendre en photo, j'ai soudain compris que tous ceux qui les avaient précédés ne m'avaient pas confié l'élaboration de leurs souvenirs parce qu'ils me considéraient comme l'un des leurs, mais au contraire parce qu'ils avaient deviné que j'étais de l'autre côté de la barrière. Un peu comme l'eunuque auquel le sultan confie les femmes de son harem, ou le curé chez qui vont se confesser les débauchés. Quand ils m'ont tendu leur appareil, j'ai cru les entendre dire:
– Bonjour, monsieur. Nous sommes un couple d'amoureux germaniques, nous aimerions passer une longue et heureuse vie ensemble, et désirons donc la jalonner de petits cailloux romantiques. Si nous avons pensé à vous pour effectuer le travail, c'est que vous êtes seul et le resterez sans doute, puisque la femme de votre vie – Pollux Lesiak, n'est-ce pas? – a disparu. Toute vie amoureuse vous est donc désormais interdite, nous le regrettons sincèrement, mais comme il nous paraît tout de même nécessaire que vous jouiez quelques notes dans le concert mondial de l'amour, nous nous sommes dit que vous pourriez peut-être tenir ce rôle, si modeste soit-il, de témoin privilégié de notre idylle. C'est mieux que rien, n'est-ce pas?»
Raclures. Retournez en Bavière, Là-bas, disputez-vous pour une histoire d'argent ou de tromperie sans importance et séparez-vous dans la haine après trois mois de scènes sordides. Non, faites un enfant d'abord. Appelez-le Helmut. Toutes les femmes qu'il rencontrera dans sa vie le feront affreusement souffrir, il sera dépressif et insomniaque, sa fille (dont la mère sera partie avec un acteur italien en lui laissant ce bébé de trois semaines sur les bras) tombera amoureuse d'un tripier alcoolique qui lui tapera dessus chaque soir, et son petit-fils sera si laid qu'aucune femme n'acceptera jamais de l'embrasser sur la bouche, mais ça ne sera pas si grave parce qu'il mourra assez jeune en tombant dans une cuve de ciment à prise lente – mon Dieu de l'église, exaucez ma prière.
J'ai accepté de les prendre en photo, car je suis plus gentil que j'en ai l'air. (De toute manière, j'étais trop soûl pour me lancer dans une explication qui n'aurait ressemblé qu'à une longue tirade d'aigri (alors que ce n'était pas du tout cela, attention) – ça ne s'est jamais vu dans l'histoire du monde, un type à qui vous demandez de vous prendre en photo avec votre femme et qui répond: «Non, je ne veux pas.») J'ai pris leur appareil en essayant de sourire pour leur faire plaisir, j'ai reculé de quelques pas (je tenais à peine debout) et j'ai immortalisé leur chance. Côte à côte, le bras du mari autour de la taille de la femme et le bras de la femme autour de la taille du mari, les têtes penchées l'une contre l'autre, ils rayonnaient. Un peu comme Pollux Lesiak et moi, si on se retrouvait. J'ai attendu un moment avant d'appuyer sur le bouton, pour les regarder encore. Plutôt moches si on les prenait séparément, mais touchants ensemble, Après tout, ils penseraient peut-être à moi en revoyant cette photo dans vingt ans. Il fallait que j'arrête de voir tout en noir. Allez, clic. J'ai tout de même pris soin de leur couper la tête, par principe.
Je leur ai rendu leur saleté d'appareil et suis resté seul face à l'église. Ça n'allait pas très fort: la déconfiture et son sinistre cortège.
J'ai monté les marches de l'église et jeté un coup d'œil à l'intérieur. Sur les bancs, quelques vieux priaient. Mains jointes et tête baissée, entièrement livrés au ciel, offerts et pleins d'espoir. (J'ai eu cette vision lugubre: l'amoureux timide devant l'appartement de sa belle, qui sonne (il sait qu'elle est toujours là à cette heure) et se décide enfin à lui faire à travers la porte la fervente déclaration qu'il rumine depuis des mois. Il se lance dans la plus belle déclaration d'amour qu'homme ait jamais faite à femme, les mots viennent tout seuls, or et sucre à chaque syllabe, la passion du poète, dix minutes d'inspiration géniale comme il n'en connaîtra plus jamais dans sa vie. Il conclut sur quelque cerise lyrique et tend l'oreille: elle n'ose pas répondre. Et lui n'ose pas insister, réclamer une décision immédiate, trop heureux d'avoir enfin soulagé son cœur, il redescend l'escalier avec le sourire de celui qui vient enfin d'accepter son destin, tandis que sa promise tâte les camemberts à l'épicerie du coin.)
Ces braves vieux sur les bancs, avec leurs si belles prières à l'intérieur, me faisaient penser à cet amoureux derrière la porte de l'appartement vide. Entièrement offerts à rien.
J'avais absolument besoin d'un petit verre.
J'ai continué à boire de bar en bar, et j'ai retrouvé mon second souffle. En fait, l'ivresse, c'est comme tout: il faut franchir un cap difficile (dit «cap de la chute»), puis on est tellement soûl que ça roule tout seul: on est passé de l'autre côté, du côté où l'on n'a plus conscience de rien.
Je ne me souviens plus des rues que j'ai empruntées, ni des bars dans lesquels je me suis arrêté, mais je sais que j'ai fini par me retrouver près de l'église des Batignolles. Dire que j’étais en mauvais état, ce serait comme dire que le coureur de Marathon est arrivé en sueur à Athènes.
Un enterrement, bon. Décidément. Je m'apprêtais à fuir lorsque deux grands-mères qui sortaient de l'église sont passées près de moi, enveloppées de cette tristesse réelle mais domestiquée, bien rodée, qu'arborent en général les habitués de ce genre de cérémonie.
– Pauvre gamine. Même pas trente ans, vous vous rendez compte? Pauvre gamine. Elle venait tous les après-midi chez moi, je lui faisais des gâteaux qu'elle grignotait devant la télé.
Le coup de grâce. Elle grignotait des gâteaux devant la télé, cette fille. J'ai détourné les yeux du cercueil pour ne pas penser à ce corps rigide qui grignotait des gâteaux la semaine dernière, je suis parti droit vers le square (celui dans lequel j'avais haï l'humanité quelques mois plus tôt) et me suis laissé tomber sur le premier banc (à cette époque de l'année, j'avais quasiment tout le parc pour moi). J'ai tenté de me concentrer sur mes impressions du printemps, de revoir les enfants rageurs et les vieilles dindes qui trottaient en sueur, mais l'alcool me butait sur une seule pensée: la jeune femme qui grignotait des gâteaux. Elle était restée trente ans sur terre sans que je la rencontre, je la croisais à la fin, morte dans une boîte en bois, et j'apprenais qu'elle avait grignoté des gâteaux devant la télé. Après un long parcours pénible et gai, trente ans de marche, elle arrivait dans cette boîte qui sortait de l'église et tout ce que je savais de cette existence, moi, c'étaient quelques minutes devant la télé, à grignoter des gâteaux.
Je me suis remis à penser à mes amis morts, malheureusement.
J'ai pensé à Véronique, que son fiancé jaloux avait étranglée avec le fil d'antenne de leur télé. Nous nous voyions souvent. Elle est passée chez moi un soir pour me dire qu'elle était inquiète, que sa jalousie le rendait violent. Je lui ai dit de ne pas s'en faire, de laisser passer l'orage.
– Ne t'inquiète pas, ça va s'arranger. Fais-moi confiance. Tout s'arrange toujours, la vie est bien faite.
Ce sont sans doute les derniers mots calmes qu'elle ait entendus, après trente-quatre ans de vie, après des millions de mots. Elle est morte trois heures plus tard. Sûrement dix ou quinze secondes d'agonie. Je ne sais pas à quoi elle pensait pendant que son fiancé lui serrait le cou avec le fil de l'antenne, sans doute pas à grand-chose, sans doute seulement à se débattre, à survivre. Mais tout à la fin, une fraction de seconde, elle a probablement pensé à moi, à ce que je lui avais dit, «Ça va s'arranger.» L'une de mes meilleures amies est morte en pensant «Raté, Halvard…» En pensant qu'elle n'aurait pas l'occasion de me le dire.
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