Elle fixait un grand type brun assis à une table avec un couple. Et le grand type brun, qui ne savait pas plus qu'elle, pour le moment, que ce n'était pas avec lui qu'elle rentrerait ce soir, lui rendait son regard avec insolence.
Ils ne se quittaient pas des yeux, et encore une fois, pour moi, ça clochait. Encore une fois, ça dérapait au dernier moment. Comment faire pour redresser la situation, pour attirer son attention? Oscar et Prof. Baba Komalamine, soyez gentils de me donner un petit coup de pouce. Oscar, fais entrer la fiancée adipeuse de ce grand pignouf, s'il en a une – n'oublie pas de lui expliquer où se trouve le bouton de la porte coulissante, si elle n'est jamais venue, et demande-lui d'aller se jeter sur son Jules et de lui enfourner passionnément sa grosse langue verdâtre dans la bouche, pour que Claire pense quelque chose comme: «Ah d'accord, je vois le genre de mec, les goûts du mec. Bon, voyons s'il n'y a rien d'autre à se mettre sous la dent, dans ce rade.» (Non, attends, ce serait aussi bien si elle ne pensait pas comme une poissonnière, Claire.) L'idéal, bien sûr, ce serait qu'elle prenne brusquement la fuite pour une raison inconnue et que je la poursuive avec son tabouret – je dois commencer à manier correctement cette méthode de séduction, mais je ne sais pas si ça me sera très utile dans l'existence: ici, par exemple, même en supposant qu'elle soit soudain contrainte de s'enfuir à toutes jambes pour aller se réfugier au sommet d'un immeuble, ce qui serait tout de même un sacré coup de bol, je me ferais sans doute arrêter par un serveur en essayant de quitter le bar avec un tabouret. Et même en supposant que je puise dans mes dernières forces pour esquiver le plaquage du serveur et lui assener un violent coup de tabouret sur l'occiput, je ne saurais vraiment pas quoi raconter à Claire en lui rapportant le tabouret de bar sur lequel elle était assise. Même ça, ma spécialité pourtant, ça ne marcherait pas. Alors comment faire?
C'est là que tout a basculé. Oui, à ma grande stupéfaction, elle a fait ce que j'attendais sans trop y croire: le premier pas.
Elle a fait le premier pas. La garce.
Pas vers moi. Vers l'autre. Elle est tout bonnement descendue de son tabouret – pourtant l'emblème de notre amour, presque – et s'est dirigée vers la table de son coquin. Une créature aussi directe, aussi audacieuse, je n'ai jamais vu ça de ma vie. Elle s'est éloignée du comptoir, son petit sac bleu sur le dos, elle a dit quelque chose en arrivant près de lui, puis s'est assise à leur table (sans autre forme de procès, nom d'un chien) et s'est mise à discuter avec eux, l'autre couple et lui. Moins de trente secondes plus tard, comble de l'horreur, ils riaient.
J'avais la nausée. Il semblait très à l'aise, le pignouf, il parlait sans arrêt, il faisait des gestes comiques, il faisait rire tout le monde, y compris Pollux Lesiak. Elle était dans son élément, elle aussi: elle lui répondait du tac au tac, elle le regardait droit dans les yeux avec une sorte d'arrogance timide, sauvage, elle le défiait. Très vite, ils ont oublié l'autre couple, comme s'ils venaient de passer dans un univers parallèle où plus rien ne leur parvenait du nôtre, ni sons ni images. Leurs yeux brillaient. Surtout ceux de Pollux. Quand elle l'écoutait, elle inclinait légèrement la tête sur le côté, et quand elle riait, elle la rejetait tout aussi légèrement en arrière. «Tu peux entrer», voilà ce que ça voulait dire. «Je suis libre, j ouvre mes portes, viens.»
Et pourtant, je parierais les derniers sous de ma mère que, quelques secondes plus tôt, ils ne se connaissaient pas. Quelques secondes plus tôt, ce clown était dans la même situation que moi, seul dans un bar – avec un couple, c'est encore pire -, à quelques mètres d'une jolie fille seule. Il se disait probablement: «Ah, si seulement elle pouvait faire le premier pas, venir s'asseoir à ma table. Non, ne rêve pas, c'est très rare, ce genre de chose. Oui mais alors, comment faire?» Et puis elle était venue. Pourquoi lui? C'est le hasard? Je suis vraiment laid? (Non, elle ne m'a même pas vu.)
Non seulement je restais seul, non seulement je prenais une nouvelle claque, mais pire encore: je venais d'avoir la preuve que pour d'autres, pour certains, ne serait-ce que pour un seul au monde, la vie n'est pas qu'une succession de torgnoles, qu'un champ de bataille boueux truffé de mines, de cratères et de barbelés. De temps en temps, ça marchait. Qui sait si mon tour ne viendrait pas un jour, après tout? Qui sait si, un beau matin, la lumière ne s'allumerait pas quand j'appuierais sur l'interrupteur?
J'ai demandé un autre whisky au serveur, Luc, puis un autre et un autre. Tout devenait confus autour de moi, je ne parvenais plus à lancer mes tentacules vers la foule rieuse, ils me retombaient sur les pieds en longs filaments mous et gluants. Tout le monde fondait dans le bar autour, comme des bougies qui dégoulinent, tous les clients fondus, confondus. Je n'entendais plus que des gloussements mouillés, des borborygmes, des gargouillis sirupeux. Je restais le seul être intact et solide au cœur de ce cataclysme en miel bleu. Mes souvenirs s'arrêtent là. Presque: j'ai senti Pollux Lesiak passer dans mon dos, accompagnée de mon moi veinard et de l'autre couple. Dans le brouillard, j'ai compris qu'ils partaient dîner tous les quatre dans une crêperie.
Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus, tous les deux, il ne s'est peut-être rien passé: ils se sont quittés en sortant de la crêperie, ils ont promis de se téléphoner mais n'en ont rien fait car chacun s'est aperçu pendant le repas que l'autre était vide comme un ballon de baudruche. Ils ont peut-être couché ensemble avant, tout de même, histoire de crever le ballon comme les enfants, juste par plaisir féroce. Ils ont peut-être vécu deux mois ensemble, deux mois compacts et mouvementés, avant de se quitter en se tapant dessus. Ils sont peut-être encore ensemble aujourd'hui. On ne peut pas savoir, c'est agaçant. Il faudrait pouvoir obtenir à tout moment des informations sur ceux qu'on a croisés un jour. Quand je pense que certains se plaignent que tel ou tel film se termine en queue de poisson…
Le brave Luc – que je ne distinguais plus que très confusément – m'a servi gentiment un autre whisky, puis j'ai remarqué une dernière fois que j'étais le seul personnage consistant dans cet océan de gélatine, et j'ai disparu.
Je ne sais pas si je suis rentré en taxi, à pied ou en rampant. J'étais en train de rire tout seul en sentant une goutte de whisky me dégouliner sur le menton, puis j'ai disparu, et quand je suis revenu, j'étais dans mon lit, le visage tourné vers le mur, le nez contre le plâtre.
Une lumière crue inondait ma grande pièce. Il faisait froid. Le rouge sang de ma couette m'abîmait les yeux. Je me suis appuyé sur un coude, ankylosé, tendineux, cartilagineux, l'esprit coagulé, les tempes épaisses, la bouche blanche, ébloui. Mon crâne débordait de plomb en fusion. J'avais moins envie de rire que la veille.
J'ai essayé de me lever.
Souffrant, honteux.
Je suis allé en titutrébuchant jusqu'à mon cher fauteuil, sur lequel je me suis effondré comme mort. Caracas me regardait comme m'aurait regardé Jésus-Christ s’il était revenu juste pour moi.
Il devait être quinze ou seize heures. Je suis resté assis là près d'une heure sans bouger, car le moindre geste résonnait douloureusement de mes orteils à mes oreilles en me vrillant les nerfs et les tendons de tout le corps. Je sentais que je ne pouvais pas me remuer plus qu'un verre d'eau rempli à ras bord. Un verre de whisky.
Mes chaussures étaient abandonnées juste après la porte d'entrée, mon manteau et mon pull un peu plus loin par terre, mon pantalon sur le lit. Seul mon sac matelot était à sa place, posé réglementairement près du fauteuil.
Читать дальше